Fondée voici 25 ans pour faire contrepoids aux théories néolibérales, la fondation Copernic regroupe des syndicalistes, universitaires, hauts fonctionnaires et responsables politiques de gauche. Son coordinateur général, Willy Pelletier, milite pour une « civilisation des services publics ».
Quel bilan social tirez-vous du quinquennat qui s’achève ?
Pour les très riches, il s’est traduit par d’énormes avancées. Nous avons assisté à ce que Balzac appelait « l’apothéose du coffre-fort ». Les autres ont vécu la casse des solidarités construites depuis 1945. En matière de droit du travail, la réforme Pénicaud, qui s’inscrit dans continuité de la réforme El Khomri, s’est faite à l’avantage exclusif des employeurs peu scrupuleux et au détriment des salariés.
La redistribution sociale s’est enrayée, les assurances sociales ont été réduites, les retraités pauvres et les étudiants ont vu leur sort empirer. En parallèle, s’opposer est devenu dangereux, comme en témoignent les éborgnements et tirs de LBD durant les manifestations. Le droit d’exception antiterroriste est devenu le droit.
Quelles conséquences voyez-vous à cette évolution ?
Le refoulement des violences et la libération de la violence d’Etat ont un résultat dramatique. Cela va à l’encontre de ce que le sociologue Norbert Elias appelle le processus de socialisation (qui voit progresser en parallèle la pacification des mœurs, la transformation des structures psychiques individuelles et la construction de l’Etat, ndlr). Aujourd’hui, la lutte de tous contre tous s’avive dans les collectifs de travail. Ceux que l’on considérait comme des collègues sont devenus des rivaux, voire des ennemis. Cette exaspération des peurs et la concurrence entre proches sont la matrice du vote Le Pen.
Le dialogue social peut-il contrer ce phénomène ?
Pour l’heure, le dialogue social est une farce. Les employeurs les plus fortunés dictent leur volonté au gouvernement, comme l’ont démontré la préparation de la réforme des retraites avant le covid, ou encore, le CICE promulgué par François Hollande. Souvenons-nous du badge de Pierre Gattaz, promettant un million d’emplois que l’on n’a jamais vus ! Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi a constitué une gabegie d’argent public au bénéfice des entreprises qui en avaient le moins besoin.
Les employeurs bénéficient aujourd’hui de tous les droits et de toute l’écoute. Nous militons pour un rééquilibrage rendant prioritaire ce qui est collectivement souhaitable. Nous demandons des conférences sociales décentralisées où les employeurs occuperaient une place subordonnée. Cela va certes à rebours de nombreuses tendances, mais cette logique prévaut dans certaines entreprises innovantes.
A quoi serviraient ces conférences sociales ?
Elles permettraient entre autres de montrer les effets inaperçus de la perte d’estime de soi. L’estime de soi peut se construire au travail, dans la mobilité et l’évolution de carrière. Mais le flux continu de CDD, la mobilité plus ou moins choisie, la gestion des primes, l’abaissement des instances de délibérations collectives, tout ce mépris systématique crée la perte de l’estime de soi. A la fin, au pire, il ne reste plus que la fierté d’être un mec et d’être Français.
Le bizutage social commence dès le début de carrière, avec les stages sous-payés qui visent surtout à apprendre la docilité. Or, laisser les mains libres aux employeurs ne fera pas gagner en qualité de travail et d’implication. La transmission des savoirs ne se fait pas, d’où une perte des cultures et un risque de dislocation des métiers.
A contre-courant des réformes successives, vous défendez la retraite à 60 ans. Pourquoi ?
Militer pour la retraite à 60 ans, c’est militer pour la vie. Ceux qui s’y opposent sont dans une logique d’experts-comptables. Le travail doit servir à vivre, et travailler plus longtemps représente de la vie en moins. Allonger la durée du travail signifie plus de maladies plus tôt pour le personnel d’exécution. Les cadres trouveront des assurances dans le privé. Il faut entendre la revendication d’égalité. Dans notre pays, l’argent existe, c’est l’égalité manque, et c’est une cause d’exaspération.
Etes-vous favorable au revenu universel ?
Non, car l’universalité a des limites. Le revenu universel consisterait à distribuer des revenus à des personnes qui n’en n’ont pas besoin. En revanche, nous ferons campagne auprès des candidats pour que soit discuté un niveau maximal de richesse. Les 500 Français les plus riches ont vu leurs revenus augmenter de 30 % depuis 2020. Leur patrimoine atteint 1.000 milliards d’euros. Ce seul surplus de gain permettrait d’ouvrir des lits d’hôpitaux, de faire progresser l’école, de payer des policiers ou d’investir enfin dans l’écologie.
Comment analysez-vous l’impact du covid sur les salariés ?
L’après-crise sanitaire, c’est souvent le monde d’avant, en pire. Les confinements n’ont pas été vécus de la même façon selon que l’on les a passés dans une maison de campagne en Normandie ou entassés dans un appartement de Seine-Saint-Denis. Les femmes de ménage ou les caissières ont été les premières de corvée, de même que les salariés d’industrie, les camionneurs, les livreurs ou employés d’abattoirs, qui n’ont jamais cessé de travailler.
Dans les grands groupes, le télétravail a fait l’objet de négociations, mais dans les PME, on a plutôt assisté au règne de l’arbitraire. Les pertes de revenus ont été terribles pour les étudiants, qui, pour les trois quarts d’entre eux, travaillent. Aujourd’hui, la pénurie de main d’œuvre est susceptible de rebattre les cartes, même s’il subsiste un volant de salariés susceptibles de travailler à n’importe quel prix. Nous préconisons d’ouvrir les vannes de l’immigration. La régularisation est possible, puisque voici 25 ans, Lionel Jospin l’a fait.
Y a-t-il de bonnes pratiques auxquelles vous vous référeriez ?
Tout ce qui tend à la coopération entre pairs considérés à égalité va dans le bons sens. Tout ce qui freine cet élan nuit au travail comme épanouissement. Il existe des modèles disséminés d’entreprises libérées, de scop ou d’entreprises où les salariés ne sont pas considérés comme une ressource à exploiter. Mais les modèles globaux sont à construire. En 1789, lorsqu’a éclaté la Révolution française, il n’existait pas de modèle !
En la matière, l’Europe n’a pas donné l’exemple d’une harmonisation sociale, et c’est une des causes de la défiance qu’elle inspire aux peuples. C’est une formidable puissance, mais elle est dirigée par une oligarchie qui capte le pouvoir pour rédiger les directives qui vont dans son sens. L’Europe n’est pas à la hauteur de son passé démocratique. Elle se doit y revenir, car autrement, elle risque de se défaire.
Propos recueillis par Pascale Braun
Parcours
Venu du socialisme libertaire, Willy Pelletier assure la coordination générale de la fondation Copernic (lancée pour « mettre à l’endroit ce que le libéralisme fait tourner à l’envers ») depuis 1998.
Sociologue et enseignant à l’université d’Amiens, il est co-auteur du « Manuel indocile de sciences sociales » avec Philippe Boursier (La Découverte), de « Que faire des partis politiques » avec Daniel Gaxie (Editions du Croquant) et de « Les classes populaires et le FN – explication de vote » avec Gérard Mauger (OpenEdition).
Il a animé plusieurs campagnes nationales contre les réformes du droit du travail.
--Télécharger l'article en PDF --
Poster un commentaire