Plus de 80 000 travailleurs lorrains convergent chaque jour vers le Luxembourg. Le télétravail pourrait soulager un trafic routier et ferroviaire qui frôle la saturation. L’idée de « hubs » dédiés aux frontaliers progresse, en dépit d’une certaine circonspection côté grand-ducal.
En matière d’embouteillages, la frontière entre le nord lorrain et le Luxembourg n’a rien à envier à l’Ile-de-France. Chaque jour, 83 000 frontaliers vont travailler au Grand-Duché, empruntant des trains bondés et des axes routiers saturés dès cinq heures du matin. Premier vivier de travailleurs frontaliers, le secteur de Thionville s’est résigné à des temps de parcours d’une heure trente pour parcourir 40 kilomètres. Les Messins comptent environ une heure pour parcourir 50 kilomètres, tandis que dans le bassin de Longwy, limitrophe du Luxembourg, mais mal desservi par les transports en commun, une étude a calculé la vitesse moyenne des déplacements transfrontaliers à 36 km/h. Ces durées, qui s’entendent en période normale, doublent facilement au moindre incident. Le stress et la fatigue des frontaliers sont tels que les employeurs luxembourgeois peinent désormais à recruter ou à fidéliser les travailleurs lorrains, pourtant essentiels à l’économie grand-ducale.
Un accueil prudent
Fin 2016, Harlem Désir, alors secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, a évoqué au cours d’une conférence intergouvernementale franco-luxembourgeoise l’idée du télétravail pour accompagner la progression constante du flux de frontaliers. Le Grand-Duché accueille l’hypothèse avec courtoisie, mais circonspection.
Nous avons réuni les ministères du Travail, des Finances et de la Sécurité sociale pour étudier cette piste. Les travaux de cette commission pointent un risque d’insécurité juridique, notamment quant aux possibilités, pour nos services d’inspection du travail, d’intervenir de l’autre côté de la frontière.
Joseph Faber, conseiller gouvernemental auprès du ministère du travail luxembourgeois et président de l’Observatoire international du travail transfrontalier
Le gouvernement s’inquiète également de l’harmonisation des dispositifs sociaux et fiscaux non seulement avec la France, mais aussi avec l’Allemagne et la Belgique (voir encadré).
Prise de conscience
Cette position conservatrice me paraît surprenante : le Grand-Duché a pris conscience des enjeux du travail frontalier, puisqu’il s’implique dans le financement d’infrastructures de transports dédiées aux Français. Il serait tout à fait logique qu’il s’intéresse au télétravail et qu’il participe au tour de table lorsque des collectivités locales françaises montent des projets.
Edouard Jacque, délégué aux Travailleurs frontaliers au conseil régional du Grand Est
La communauté d’agglomération de Thionville a lancé la construction du premier bâtiment dédié aux télétravailleurs transfrontaliers (voir ci-dessous). La communauté de communes de pays Orne-Moselle inclut le télétravail dans son projet de bâtiment communautaire de coworking. Au Luxembourg même, des promoteurs envisagent la construction de bâtiments dédiés à Rodange pour accueillir les frontaliers français, belges et allemands dès leur descente du train – et leur éviter 30 kilomètres de bouchons jusqu’à Luxembourg-ville. Pays le plus riche du monde en terme de PIB, le Grand-Duché se dit ouvert à ces initiatives… à condition de ne pas y apporter un sou. Le risque d’asphyxie de son économie pourrait, à moyen terme, faire évoluer cette position.
Thionville parie sur les hubs dédiés
A 40 kilomètres de Luxembourg-ville, Thionville lance la construction d’un bâtiment de cinq étages largement dévolu au télétravail transfrontalier.
Confrontée au flux croissant du travail frontalier, la communauté d’agglomération Porte de France-Thionville prend les devants et lance à ses frais la construction du S-Hub, bâtiment de cinq étages dont deux au moins seront dévolus au télétravail et au co-working.
Nous voulons permettre aux frontaliers de rester salariés luxembourgeois tout en allégeant les tourments qu’ils vivent quotidiennement sur les routes.
Jean-Charles Louis, vice-président en charge du développement économique
Pour lancer cet investissement de 4,5 millions d’euros, l’intercommunalité de 80 000 habitants s’est appuyée sur une étude de PwC Luxembourg, qui a organisé des rencontres avec un panel d’employeurs grand-ducaux. Ces derniers se sont bien gardés d’officialiser leur engagement, se réservant la possibilité de signer juste avant l’ouverture des locaux prévue fin 2018.
Implanté en bordure d’autoroute, le S-Hub – comme Services, Smart, Simply Solution – proposera dans un premier temps 60 postes de travail à des salariés français exerçant dans des entreprises luxembourgeoises de service telles les banques, les assurances ou les agences de communication. Chaque poste pourra être successivement occupé par plusieurs employés, aucun d’entre eux n’étant prévu pour accueillir un temps plein. L’usage des locaux sera déterminé en fonction des heures de bouchons et des besoins des entreprises, qui pourront même y organiser des séances de travail collectives.
Porte de France – Thionville mise non seulement sur l’intérêt des employeurs, mais aussi sur le soutien des travailleurs frontaliers pour populariser son offre. Si le premier S-Hub rencontre le succès escompté, la collectivité envisage la construction de quatre autre bâtiments de même nature. Ce petit quartier dévolu au télétravail transfrontalier s’enrichirait alors de services aux usagers.
Un terrain juridique miné
Le télétravail transfrontalier soulève des questions fiscales, sociales et législatives d’autant plus complexes qu’elles relèvent à la fois de la loi luxembourgeoise et des réglementations en vigueur dans les trois pays limitrophes, la France, l’Allemagne et la Belgique. Le travailleur frontalier est affilié auprès des organismes de sécurité sociale du Grand-Duché à condition d’y exercer au moins 75 % de son temps de travail. A défaut, la protection sociale du pays d’origine s’applique, au risque de coûter à l’employeur luxembourgeois des charges deux fois plus élevées.
Sur le plan fiscal, le travailleur est imposé dans l’Etat où il exerce sa profession. Des conventions bilatérales entre le Luxembourg et ses voisins permettent des aménagements pour éviter une double imposition aux travailleurs exerçant dans deux pays. Les employeurs luxembourgeois craignent d’être soumis, pour une partie de leur chiffre d’affaires, aux obligations fiscales de l’Etat de résidence du salarié.
Le Chiffre
130 000 Lorrains travailleront au Luxembourg en 2025, contre 83 000 aujourd’hui (source : Conférence métropolitaine du Sillon lorrain).
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