La Grande Région, qui recouvre l’espace Sarre-Lorraine-Luxembourg-Wallonie -Rhénanie-Palatinat, compte la plus forte densité européenne de travailleurs frontaliers avec 160 000 personnes employées dans le pays voisin. Cette « petite Europe » concentre pour l’heure tous les maux de la grande, mais prend peu à peu conscience du potentiel que constituerait un marché de l’emploi intégré.
Votre académie lance le projet « Vivre, se former et travailler dans la Grande Région ». Les habitants de cette Grande Région Sarre-Lorraine-Luxembourg – Wallonie -Palatinat, qui s’élargira prochainement côté français à l’Alsace-Lorraine-Champagne-Ardennes – ont-ils conscience des spécificités de et espace frontalier ?
Cela dépend de l’endroit où vivent les habitants et de leur âge. Dans la région cœur délimitée par la Moselle, la Sarre, la région de Trèves et le Luxembourg, cette perception est très forte. Il est courant de vivre en Lorraine, de travailler au Luxembourg et de faire ses courses en Allemagne. Mais on ne se sent pas forcément grand-régional pour autant : la perception du fait frontalier est plus utilitaire qu’identitaire.
La notion d’identité est très liée à la question linguistique. Au long de la frontière sarro-lorraine, les personnes plus âgées continuent à parler le dialecte francique et conservent une perception du lien historique transfrontalier. Les jeunes recherchent ce qui est accessible immédiatement et sans obstacle. L’accès doit être facile et indépendant de la question linguistique. Dans ce cas, ils perçoivent les avantages d’une région transfrontalière.
Un rééquilibrage est-il envisageable entre les 309 600 chômeurs français de la région Acal et des quelque 500 000 postes à pourvoir au cours des 10 prochaines années au Luxembourg, en Sarre et à la frontière allemande ?
Faire passer le trop-plein d’un côté vers le trop peu de l’autre, c’est la vision classique de l’Union européenne. Dans l’idéal, il faudrait non seulement un rééquilibrage, mais aussi la mise en place d’un marché de l’emploi véritablement intégré pour répondre aux besoins des citoyens. Mais cette idée se heurte à certaines réalités. Il y a notamment la difficulté à faire valoir ses diplômes et compétences de l’autre côté de la frontière. Un artisan français qui veut travailler en Sarre n’aura pas de « Meistertitel », une qualification professionnelle spécifiquement allemande. A compétences égales, il sera donc moins payé que son collègue allemand. Les secteurs se protègent et l’on retrouve dans notre espace frontalier toutes les craintes qu’a pu éveiller le plombier polonais.
Par ailleurs, la mobilité ne peut se concrétiser que cadre de vie attractif et avec des conditions de déplacement acceptable. Or, force est de constater un manque d’infrastructures catastrophique, qui crée notamment des engorgements terribles en direction du Luxembourg.
Quelles sont « frontières invisibles » sur lesquelles travaillent les chercheurs de l’Académie d’Otzenhausen ?
Nous travaillons avec des jeunes chômeurs de la zone frontalière qui ont des diplômes ou qui sont en rupture scolaire, et qui pourtant ne passent pas le cap. Ils ne franchissent pas la frontière, même pour une journée. Le premier frein est de nature émotionnelle. L’obstacle de la langue ne vient qu’en deuxième position. Ils craignent d’être séparés de leurs parents, de se trouver dans un environnement inconnu. Internet et Skype ne donnent sur le monde qu’une ouverture théorique : dans les faits, les jeunes se replient sur une sphère plus étroite qu’auparavant.
Les jeunes sont néanmoins tout à fait conscients des gains que peut représenter une expérience transfrontalière en matière de compétences professionnelles et linguistiques. C’est pourquoi nous avons monté le projet « Jeunes ambassadeurs de la mobilité » avec les conseillers du réseau européen Eures et le Arbeitsamt de Sarre, équivalent du Pôle emploi. Des jeunes qui sont partis travailler à l’étranger animent des ateliers dans les écoles pour parler des craintes qu’ils ont éprouvées et de la manière dont leur expérience s’est déroulée.
Constatez-vous des progrès en matière de formation et de mobilité transfrontalière ?
La convention cadre signée en septembre 2013 entre l’Alsace, le Bade-Wurtemberg et une partie du Palatinat, dupliquée en juin 2014 par la Lorraine et la Sarre, a constitué une étape importante qui permet de faire valider des stages en entreprise en-dehors des frontières. Cette disposition est encore récente, mais de plus en plus d’enseignants se tournent vers nous pour la mettre en pratique. La Frankreichstrategie initiée par Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre fédérale de la Sarre, fin 2013, a également impulsé un nouvel élan à la coopération. Cette stratégie, qui consiste à inculquer la langue française à l’ensemble de la population sarroise au cours des 30 prochaines années, a suscité côté français la Stratégie Allemagne de la Lorraine, qui prône également l’ouverture sur le pays voisin. Le contexte politique est donc favorable, mais le processus structurel et mental qui permettra le passage à l’acte demandera du temps.
Pour construire une coopération efficace et durable en matière de formation, il faut absolument développer des compétences interculturelles de base pour apprendre ce que l’on attend d’un stagiaire de part et d’autre de la frontière. Par exemple, le stagiaire français s’inscrit spontanément dans une relation hiérarchique pyramidale, alors que le l’entreprise allemande attend qu’il fasse preuve d’initiative. La méconnaissance de cette différence mène au clash et à la déception.
La Grande Région élargie est-elle susceptible de constituer le laboratoire de l’intégration professionnelle préconisée par l’Europe ?
Oui, si l’on s’en donne les moyens. Dans la Grande Région Sarre-Lorraine-Luxembourg, nous avons coutume de dire que nous sommes l’Europe en petit. C’est vrai, var nous synthétisons tout ce qui ne marche pas en Europe : les difficultés structurelles de coopération, les déséquilibres économiques, les distorsions salariales, les problèmes de langues… Il serait temps de trouver les leviers pour faire de ces particularités une chance. Les composantes de la Grande Région sont tiraillées entre leurs égoïsmes respectifs et des perspectives communes qu’elles savent plus porteuses. Le processus de rapprochement est en cours, notamment entre la Sarre et la Lorraine. Depuis quelques mois, ces deux régions ont une représentation commune à Bruxelles. Il s’agit là d’un acte politique fort, qui va à l’inverse de ce qui se produit entre l’Espagne et la Catalogne.
Parcours
Historienne, germaniste et titulaire d’un master de management européen, Stéphanie Bruel dirige depuis 2008 le département « Rencontres franco-allemandes et européennes » de l’académie européenne d’Otzenhausen. Cet organisme de recherche et de formation basé en Sarre se consacre au développement et à la communication au sein de l’Union européenne.
Elle dirige l’ouvrage collectif « Des frontières invisibles – la mobilité des jeunes en formation dans la région Sarre-Lor-Lux » à paraître en janvier 2016 aux éditions EAO.
Elle a publié « Voyage au cœur de l’Europe » – EAO 2013.
Lectures
« Fragen können wie Kusse schmecken » (« les questions peuvent avoir le goût des baisers ») – systémique du questionnement -, Carmen Kondl-Beilfuss, éditions Carl Auer, 2015. Non traduit en français.
La vérité sur l’affaire Harry Quebert, Joël Dicker, éditions de Fallois – 2012
Sur la route – Jack Kerouac – Gallimard – 1960.
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