Stéphanie Bruel dirige depuis 2008 le département « Rencontres franco-allemandes et européennes » de l’académie européenne d’Otzenhausen, organisme de recherche et de formation basé en Sarre dédié au développement et à la communication au sein de l’Union européenne. La chercheuse, qui prépare la publication de l’enquête « Des frontières invisibles – la mobilité des jeunes en formation dans la région Sarre-Lor-Lux », analyse les freins à la mobilité et les chances que représenterait pour la Grande Région un marché de l’emploi véritablement intégré.
Les habitants de cette Grande Région Sarre-Lorraine-Luxembourg – Wallonie -Palatinat, qui s’élargira prochainement côté français à l’Alsace-Lorraine-Champagne-Ardennes – ont-ils conscience des spécificités de cet espace frontalier ?
Cela dépend de l’endroit où vivent les habitants et de leur âge. Dans la région cœur délimitée par la Moselle, la Sarre, la région de Trêves et le Luxembourg, cette perception est très forte. Il est courant de vivre en Lorraine, de travailler au Luxembourg et de faire ses courses en Allemagne. Mais on ne se sent pas forcément grand-régional pour avant : la perception du fait frontalier est plus utilitaire qu’identitaire. Les jeunes s’intéressent surtout à ce qui est directement utilisable et accessible. L’accès doit être facile et indépendant de la question linguistique. Les personnes plus âgées conservent une perception du lien historique transfrontalier. Cette conscience se traduit, notamment en Sarre, par une orientation culturelle francophile et une plus grande sensibilité aux aux offres culturelles de la Grande Région. Dans ce cas, il y a une perception des avantages d’une région transfrontalière.
Existe-t-il un lien entre la langue et l’identification culturelle ?
Oui, et il est très fort. Certaines études ont déterminé que la zone où les habitants étaient en mesure de comprendre la langue du voisin se limite à une bande de 12 kilomètres de part et d’autre de la frontière. D’autres études portant sur la notoriété du terme Grande Région ont mis en évidence un résultat proche de zéro dans la région d’Epinal. Si cette notion est inconnue, c’est parce qu’elle ne correspond pas à un vécu. Affirmer que toute la région Alsace-Lorraine-Champagne-Ardenne doit se sentir partie prenante d’un espace frontalier, c’est être complétement déconnecté de la réalité du terrain.
Un rééquilibrage est-il envisageable entre les 309 600 chômeurs français de la région Acal et les quelque 500 000 postes à pourvoir au cours des 10 prochaines années au Luxembourg, en Sarre, en Rhénanie-Palatinat et au Bade-Wurtemberg ?
Dans l’idéal, il faudrait non seulement un rééquilibrage, mais aussi la mise en place d’un marché de l’emploi véritablement intégré pour répondre aux besoins des citoyens. Mais cette idée se heurte à certaines réalités. Il y a notamment la difficulté à faire valoir ses diplômes et compétences de l’autre côté de la frontière. Un artisan français qui veut travailler en Sarre n’aura pas de « Meistertitel », une qualification professionnelle spécifiquement allemande. A compétences égales, il sera donc moins payé que son collègue allemand. Les secteurs se protègent et l’on retrouve dans notre espace frontalier toutes les craintes qu’a pu éveiller le plombier polonais.
Par ailleurs, la mobilité ne peut se concrétiser que dans un cadre de vie attractif et avec des conditions de déplacement acceptables. Or, force est de constater un manque d’infrastructures catastrophique, qui crée notamment des engorgements terribles en direction du Luxembourg.
Constatez-vous des progrès en matière de formation et de mobilité transfrontalière ?
La convention cadre signée en septembre 2013 entre l’Alsace, le Bade-Wurtemberg et une partie du Palatinat, dupliquée en juin 2014 par la Lorraine et la Sarre, a constitué une étape importante qui permet de faire valider des stages en entreprise en-dehors des frontières. Cette disposition est encore récente, mais de plus en plus d’enseignants se tournent vers nous pour la mettre en pratique. La Frankreichstratégie initiée par Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre fédérale de la Sarre, fin 2013, a également impulsé une nouvelle perception de la coopération. Cette stratégie, qui consiste à inculquer la langue française à l’ensemble de la population sarroise au cours des 30 prochaines années, a suscité côté français la Stratégie Allemagne de la Lorraine, qui prône également l’ouverture sur le pays voisin. Le contexte politique est donc favorable, mais le processus structurel et mental qui permettra le passage à l’acte demandera du temps.
Comment concrétiser ces progrès institutionnels sur le terrain ?
Pour construire une coopération efficace et durable en matière de formation, il faut absolument développer des compétences interculturelles de base pour apprendre ce que l’on attend d’un stagiaire de part et d’autre de la frontière. Par exemple, le stagiaire français s’inscrit spontanément dans une relation hiérarchique pyramidale, alors que l’entreprise allemande attend de son stagiaire qu’il fasse preuve d’initiative. La méconnaissance de cette différence mène au clash et à la déception.
Quelles sont « frontières invisibles » sur lesquelles travaillent les chercheurs de l’Académie d’Otzenhausen ?
Le premier frein est de nature émotionnelle. L’obstacle de la langue ne vient qu’en deuxième position. A l’académie d’Otzenhausen, nous travaillons avec des jeunes chômeurs de la zone frontalière qui ont des diplômes ou qui sont en rupture scolaire, et qui pourtant ne franchissent pas la frontière, même pour une journée. Ils craignent d’être séparés de leurs parents, de se trouver dans un environnement inconnu. Internet et Skype ne donnent sur le monde qu’une ouverture théorique : dans les faits, les jeunes se replient sur une sphère plus étroite qu’auparavant.
Les jeunes sont néanmoins tout à fait conscients des gains que peut représenter une expérience transfrontalière en matière de compétences professionnelles et linguistiques. C’est pourquoi nous avons monté le projet « Jeunes ambassadeurs de la mobilité » avec les conseillers du réseau européen Eures et le Arbeitsamt de Sarre, équivalent du Pôle emploi. Des jeunes qui sont partis travailler à l’étranger animent des ateliers dans les écoles pour parler des craintes qu’ils ont éprouvées et de la manière dont leur expérience s’est déroulée.
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