Le combat des anciens mineurs des houillères du bassin de Lorraine a modifié la jurisprudence sur le préjudice d’anxiété : aujourd’hui, tout salarié peut demander réparation en cas d’exposition fautive à des produits toxiques, même s’il n’est pas malade. Mais ce nouvel outil de prévention reste très difficile d’accès.
Même leur propre syndicat n’y croyait guère. Le 31 janvier dernier, un collectif de retraités mineurs CFDT a obtenu l’indemnisation de 726 retraités des houillères du bassin de Lorraine au titre du préjudice d’anxiété. La cour d’appel de Douai a accordé à chacun d’entre eux 10.000 euros de dédommagement, non pas pour les pathologies dont ils souffrent – ils déclarent en moyenne 144 fois plus de maladies professionnelles que l’ensemble des salariés du régime général – mais pour la crainte de contracter des affections liées aux 24 agents cancérigènes ou pathogènes auxquels ils sont susceptibles d’avoir été exposés.
Délai de prescription
Spectaculaire, l’arrêt de la cour d’appel de Douai, encore susceptible d’un pourvoi en cassation, dissocie le préjudice d’anxiété de l’exposition à l’amiante, alors même qu’il avait été conçu pour compléter l’indemnisation des travailleurs concernés. Il découle de la jurisprudence du 11 septembre 2019, dans laquelle la Cour de cassation, statuant sur la plainte des mineurs, ouvre le droit au préjudice d’anxiété à tout salarié pouvant justifier « d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition ». Le salarié peut désormais agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.
Cette jurisprudence relègue l’amiante au rang de risque du passé. Elle aurait pu ouvrir la voie à des centaines de nouvelles plaintes collectives, si un double raccourcissement des délais n’avait pas considérablement rétréci la fenêtre de tir. En saisissant le tribunal des prud’hommes de Forbach en juin 2013, les mineurs ont bénéficié in extremis d’une prescription qui s’étendait alors à 30 ans. Dans l’intervalle, ce délai s’est réduit à 5 ans, puis, depuis la loi de sécurisation de l’emploi de 2013, à deux ans.
Si l’agent judiciaire de l’État ne se pourvoit pas en cassation, les mineurs auront obtenu de la justice la reconnaissance d’une exposition fautive, massive et désastreuse à une multitude de toxiques. Ils auront également ouvert dans le droit du travail une brèche dans laquelle d’autres salariés craignant pour leur santé s’engouffreront – s’ils en ont connaissance et si les syndicats et associations de victimes y mettent les moyens.
Indemnisation indifférenciée
Car l’indemnisation du préjudice d’anxiété tient à la fois du parcours du combattant et du marathon. Tout travailleur, même en parfaite santé, peut désormais invoquer une exposition fautive à un produit dangereux et demander réparation de l’anxiété que soulève cette connaissance. Mais cette exposition doit s’être produite au plus tard deux ans avant le début de la procédure, laquelle risque elle-même de durer plusieurs années. La présence de la substance incriminée devra être dûment prouvée – par exemple, par une mention au CHSCT.
Plus complexe encore, le salarié devra prouver que cette exposition est fautive et aurait pu être évitée. L’arrêt dit « Air France » du 25 novembre 2015 exonère en effet l’employeur s’il peut démontrer qu’en présence d’un risque avéré, il a tout mis en œuvre pour protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Il revient aux juges d’apprécier ces mesures de protection et de prévention. La reconnaissance d’une exposition à une substance dangereuse, et a fortiori, celle d’une exposition fautive, s’avère donc complexe et hors de portée d’un salarié isolé, surtout s’il est resté en poste. Mais des associations ou d’anciens salariés peuvent prendre le relais.
La notion de préjudice d’anxiété « personnellement subi » fera aussi l’objet d’interprétations divergentes au cours des futures procédures. Le cas échéant, elle pourrait même être au cœur d’un pourvoi de l’agent judiciaire de l’Etat, fort marri de voir les mineurs obtenir une indemnisation indifférenciée, alors que la Cour de cassation exclut la globalisation du risque.
Comment ne pas tenir compte, dans l’appréciation de ce préjudice des conditions de travail, de la durée, de l’intensité et de la fréquence de l’exposition au risque ainsi que du contexte personnel du salarié ?
Maître Joumana Frangié-Moukanas, associée du cabinet Flichy-Grangé et avocate de l'ancien employeur
Dilution de la responsabilité
Les mineurs ont subi – au sein d’une entreprise d’État, et au cours d’une période relativement récente – une concentration de risques que l’on n’imagine pas retrouver de nos jours. Les substances reconnues toxiques, cancérigènes ou mutagènes restent pourtant d’usage courant. Du benzène au chrome en passant par les huiles minérales ou les substances ionisantes, la liste est longue et les secteurs d’activité concernés, nombreux. Pourtant, à l’exception de l’Etat, qui avait provisionné 10 millions d’euros dans la perspective de l’indemnisation du préjudice d’anxiété, aucune entreprise ou fédération professionnelle ne semble s’être organisée en vue de ce nouveau risque de contentieux.
De même, les organisations syndicales n’ont pour l’heure pas fait grand cas de la victoire des mineurs.
De nos jours, la dilution de la responsabilité du risque est telle qu’il est difficile de mobiliser les salariés de sous-traitants peu syndiqués et ignorant souvent jusqu’à l’existence du préjudice d’anxiété.
Cédric de Romanet, défenseur des mineurs pour le cabinet TTLC
La victoire des mineurs enfonce néanmoins un coin dans la juridiction sur la santé au travail : pour les risques actuels, il ne faudra plus attendre que les maladies se déclenchent.
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