Fondateur du Théâtre de la Choucrouterie à Strasbourg, Roger Siffer dirige depuis 1984 cet espace de création ouvert à toutes les langues pratiquées dans l’espace rhénan.
Successivement ou simultanément chanteur, comédien, producteur, animateur, journaliste ou éditeur, ce personnage de la scène strasbourgeoise emmène chaque été sa troupe à la campagne pour une tournée transfrontalière. Il commente avec humour et érudition trois décennies 35 ans de satyre et d’humanisme.
Vous proposez depuis 35 ans des spectacles en français, en allemand et en alsacien. Est-ce du militantisme ?
C’est à la fois du militantisme et un grand plaisir. A l’intérieur de notre région, on parle aussi le yennisch, le welche, le yiddish, l’arabe ou le turc. Voici plusieurs années, j’ai enregistré un disque dans lequel je chantais en sept langues. Tout artiste a besoin d’une scène et j’ai installé la mienne dans une ancienne choucrouterie, mais j’ai toujours voulu qu’elle sente aussi la paella ou le couscous. Au début, les spectacles étaient gratuits, mais je demandais aux spectateurs de venir avec une chaise et de la laisser sur place en partant. Dès le début, j’ai proposé du mime, du théâtre, de la chanson allemande, française ou lorraine pour ne pas me laisser enfermer dans un nationalisme stérile. Je revendique le droit à la différence et la culture alémanique n’est en rien un enfermement.
Cette culture alémanique se traduit-elle dans votre programmation ?
Oui, car je mets mon point d’honneur à créer des choses plutôt que de diffuser des spectacles qu’il est facile d’acheter à Avignon ou ailleurs. Nous programmons ainsi une pièce sur Hélène de Beauvoir, la sœur de Simone, une artiste qui a vécu en Alsace et qui s’est beaucoup engagée, notamment en faveur des femmes. En mai, nous proposons une nouvelle pièce, « Village cherche Idiot ». Nous aurons un spectacle de chansons yennisch, ces nomades qui ne sont pas des gitans, mais des descendants d’une population que la guerre de Trente ans a jetée sur les routes. Nous jouerons également « Inconnu à cette adresse » joué simultanément en français et en alsacien ou « La Leçon » de Ionesco en français, en allemand et en platt.
Depuis 33 ans, vous organisez chaque année une tournée théâtrale transfrontalière. Comment cette idée est-elle née ?
Le concept est simple : si le village ne va pas au théâtre, le théâtre ira au village. Nous avons commencé en louant des roulottes et en demandant le gite et le couvert aux habitants. Nous avons continué avec des tracteurs, puis un vieux bus, et nous déplaçons maintenant en covoiturage à 25. Nous pratiquons un grand mélange des langues et des genres, du hard rock à Fernandel et du hip-hop à la danse classique. La tournée parcourt une dizaine de villes, de Wissembourg à Mulhouse, avec un crochet par Offenburg en Allemagne. La population est ravie de recevoir des saltimbanques. Le spectacle est gratuit, car ce sont les villes qui payent. Les spectateurs nous payent en nous donnant des œufs, du schnaps ou du lard.
Existe-t-il une culture spécifiquement rhénane ?
Oui. Nous sommes des Alamans de Bâle à Vorarlberg. Le Rhin n’a jamais été une frontière. Notre région est un creuset culturel qui a notamment vu naître l’homme politique et philosophe alsacien Cerf Beer, qui a été l’un des plus grands acteurs de l’émancipation des Juifs de France. Le strasbourgeois Sebastien Brant a connu un énorme succès à Bâle en 1494 avec la Nef des fous (Das Narrenschiff). J’ai proposé que l’on inscrive à l’Unesco le cabaret satirique rhénan. La Choucrouterie est un maillon de cette tradition qui remonte à la fin du XVe siècle et n’existe nulle part ailleurs.
La création de la région Grand Est vous paraît-elle de nature à conforter les coopérations culturelles transfrontalières ?
On peut me rattacher au Groenland, ça me laisse de glace ! Mais je note que cette nouvelle région est respectueuse de la chose dialectale – tout en donnant priorité au bilinguisme. Je préférerais que l’on parle de trilinguisme français, allemand, et alsacien. On ne parle jamais de celle langue, qui est pourtant un plus. On peut tout dire dans toutes les langues, mais il y a des choses que donnent plus de plaisir en les disant en dialecte. En français, le mot escalier évoque un bel élément de bois sculpté. Quand on dit Treppe, en allemand, on pense plutôt à un escalier en bois raide qui monte vers le grenier. Quand on dit Stag en alsacien, on voit l’escalier en grès des Vosges qui descend dans la cave à vin. Un autre exemple : les Français appelle le smoking une queue de pie, les Allemands, une queue d’hirondelle, et les Alsaciens, une Leck mir am Arsch frack. (Traduction sur demande, ndlr).
Comment la Choucrouterie se porte-elle, 35 ans après sa création ?
Le plaisir continue. Le théâtre accueille chaque année 15.000 spectateurs, dont une partie vient d’Allemagne. Notre revue se compose de neuf comédiennes et comédiens qui se produisent une centaine de fois par an. Ils interprètent un même spectacle en deux langues en courant d’une pièce à l’autre. Il y a également un pianiste et 20 personnes qui travaillent en amont, du scénariste au technicien. Peu de troupes associatives peuvent encore mettre en œuvre autant de moyens.
Nous sommes aidés par la Ville de Strasbourg, la région, le département du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et la Drac, sans compter des sponsors et des spectateurs parfois très généreux. Ces soutiens sont nécessaires, car les spectacles coûtent cher et la scène a une petite jauge. Il est fatiguant de devoir rogner sur les décors ou les salaires.
Le rapport à l’humour a changé. On ne peut malheureusement plus rire de tout. J’ai aujourd’hui 70 ans et je constate avec plaisir que les la jeune génération connait et respecte mon boulot. Notre revue satirique attire des gens très jeunes tant parmi le public que parmi les artistes.
Propos recueillis par Pascale Braun
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