Artiste plasticien et ingénieur électronicien, Roger Narboni a créé voici 30 ans l’agence Concepto, qui a réalisé plus de de 200 projets d’éclairage urbain majeurs en France et à l’international. Enseignant, conférencier et auteur de plusieurs ouvrages, il a organisé fin 2017 à Paris l’exposition « Le futur de la lumière urbaine » qui projette le visiteur en 2053, l’année de ses 100 ans.
Les huit agences internationales qui ont participé à l’exposition « Le futur de la lumière urbaine », dont vous étiez le commissaire, ont-elles privilégié une approche futuriste ou des propositions réalisables dans un avenir proche ?
J’avais demandé aux agences de travailler librement en faisant abstraction de toute contrainte technique, économique ou normative. C’est cette liberté de rêver qui a fait adhérer les équipes et les a incitées à s’impliquer dans l’aventure durant six mois. Les résultats se sont avéré extraordinaires, y compris dans notre agence. Résolument futuristes, plusieurs propositions font appel à la bioluminescence pour remplacer l’éclairage public ou architectural. Elles imaginent un corps transformé par des implants ou des modifications génétiques comme par exemple un chat devenu luminescent qui nous accompagnerait la nuit. Les propositions sont parfois moins poétiques, comme ces caméras greffées au niveau des yeux. Dans certains projets, le ciel étoilé indique que l’obscurité a repris ses droits. Dans d’autres, la Terre est entourée d’un halo de pollution lumineuse qui l’éclaire 24 heures sur 24.
Cette exposition vous semble-t-elle contribuer à une pédagogie de la lumière ?
Il s’agissait de la première exposition prospective sur ce thème. Elle a démontré son intérêt pour les professionnels, puis qu’elle sera présentée au Professional Lighting Design Convention qui se tiendra à Singapour en octobre prochain. Mais j’aurais souhaité toucher le grand public. J’espérais que l’exposition pourrait se tenir dans le hall de l’hôtel de ville de Paris, mais cela n’a pas été possible. Il a fallu la rapatrier sur des show-rooms spécialisés, qui attirent forcément moins de public. Je le regrette, car il faut transmettre aux citoyens la culture de la lumière. C’est pourquoi j’effectue des interventions dans les écoles, dès en maternelle. Tous les élèves font un peu de flûte au collège, mais on ne leur enseigne jamais la lumière, qui les accompagnera pourtant durant toute leur vie.
On ne forme pas les citoyens de demain, alors qu’ils vivront beaucoup plus longtemps dans la nuit. Lorsque nous avons travaillé dans les quartiers difficiles, je rêvais de voir s’exprimer une revendication populaire pour une lumière de qualité. Mais nous nous sommes aperçus que les gens ne savent pas comment leur quartier est éclairé, même lorsqu’ils y habitent depuis des années. Nous avons organisé beaucoup de marches nocturnes, d’enquêtes et de concertations. Je milite pour une acculturation à la lumière. On ne peut pas désirer ce que l’on ne connait pas.
Nous sommes selon vous héritiers d’un éclairage « strictement et tristement fonctionnel ». Cette ère est-elle complétement révolue ?
Pas totalement. Tout n’est pas rénové. Dans les cités, les villages, les zones pavillonnaires, il reste des éclairages tristes, banals, sinistres, comme ceux que j’ai connus en 1987 en débarquant à Bagneux. Mais une nouvelle approche ingénieriste s’est développée. La politique de la Ville a fait intervenir des architectes, des urbanistes et des paysagistes. Avec la transition énergétique, les élus ont changé de prisme, tant pour réduire la consommation que dans un souci de développement durable et de protection environnementale. Même dans les villages et les environnements périurbains, ils se rendent compte des problèmes de pollution lumineuse et de l’incidence de la lumière sur les personnes, les animaux et la végétation.
Les nouvelles technologies ont-elles déclenché de nouvelles politiques d’éclairage ou est-ce l’inverse ?
Les évolutions technologiques ont simultanément ouvert de nouvelles possibilités et donné de nouvelles envies. En parallèle, les mentalités ont changé. Par exemple, lorsque nous avons été sollicités pour réaliser le schéma directeur d’aménagement de Rennes, nos interlocuteurs nous ont demandé d’entrée de jeu ce que l’on pouvait éteindre. J’en ai été ravi. C’est un grand progrès que d’admettre une trame noire, un éclairage préservant les contrastes et les ombres.
Nous sommes dans un cercle vertueux, mais rien n’indique que ce mouvement soit irréversible. Si l’énergie devient gratuite ou accessible, ou si on élit d’autres Donald Trump à l’avenir… Les humains sont très inventifs pour saccager leur environnement.
Qui détermine aujourd’hui l’éclairage d’une ville : les donneurs d’ordres, les concepteurs ou les installateurs ?
Le domaine de l’éclairage est devenu très complexe, mais on y rencontre de plus en plus d’intervenants compétents. Les chefs de projet, les responsables techniques des sociétés d’économie mixte ou des villes sont plus en phase avec les nouvelles technologies, surtout lorsqu’ils sont jeunes.
Le métier de concepteur lumière commence à se développer. A mes débuts, nous étions deux ou trois. Il y en a à présent 140 en France et 1 400 dans le monde. Le maillon faible se trouve du côté des installateurs. Nous avons observé beaucoup de problèmes sur les chantiers. Avant, il suffisait de dévisser une ampoule pour réparer une panne. Aujourd’hui, l’éclairage comporte une électronique sophistiqué pilotée par informatique. En cas de dysfonctionnement, il faut souvent rapporter le luminaire en usine et intervenir dans un environnement protégé des poussières électromagnétiques. Pour les installateurs, c’est un vrai souci – mais ils y viendront, car ils n’ont pas le choix.
Quels sont les risques d’éclairages urbains mal maîtrisés ?
Un éclairage est mauvais quand il crée une ambiance sinistre, qui ne donne pas envie de rester en ville le soir. Il arrive aussi qu’un système ne fonctionne plus au bout de cinq ans ou pire, ne fonctionne pas du tout… Comme dans toute nouvelle technologie, les fabricants et les commerçants peuvent être enclins à faire miroiter des progrès qui n’en sont pas. Quand un particulier cède à la surenchère technologique, c’est son problème. Quand un élu se trompe, il engage la ville durant des décennies. J’en ai vu se mordre les doigts ! D’où un paradoxe classique : l’élu demande au concepteur une création magnifique, inédite, qui n’a jamais été vue nulle part auparavant. Le concepteur formule une proposition dans ce sens. Alors, l’élu s’inquiète et demande à voir où un tel système fonctionne… Il faut savoir prendre des risques, mais aussi positionner correctement le curseur entre le réel et le virtuel.
Comment définissez-vous aujourd’hui le rôle de la lumière dans la stratégie urbaine ?
L’éclairage doit être pensé pour accompagner la vie quotidienne du soir et de la nuit. Les maîtres d’ouvrage ont de plus en plus conscience de la dimension urbaine de la lumière. Ils développent une approche intégrée associant urbanistes, paysagistes et concepteurs lumières. Il faut penser la ville le jour, mais aussi consacrer une réflexion à la nuit. Nous n’avons jamais aussi bien travaillé que lorsque nous avons pu intégrer une équipe pluridisciplinaire. En associant les compétences diurnes et nocturnes, nous avons pu faire de grandes choses.
Les questions d’éclairage rejoignent-elles les préoccupations sécuritaires ?
Cela dépend des élus. Certains se disent attachés à la biodiversité et à la relation avec la nature, mais lorsqu’on leur propose des cheminements faiblement éclairés, ils affirment que la pénombre fait peur aux citoyens. Heureusement, les caméras ont de moins en moins besoin de lumière. Cette révolution technologique qui nous sert.
L’obscurité véhicule des clichés, les idées reçues, les phantasmes qui se dissipent lorsqu’on cherche les bonnes informations. En 2012, Concepto a réalisé le plan lumière de la Vieille ville de Jérusalem. Les questions de sécurité étaient bien sûr prédominantes et la municipalité n’était pas du tout disposée à baisser l’éclairage. Nous avons donc posé la question à la police, laquelle nous a assuré que les questions de lumière nocturne ne figurait pas dans ses priorités. Nous avons ainsi pu proposer un éclairage au sol et une alternance entre environnement lumineux et zones d’obscurité.
Vous avez conçu les plans lumière de Paris, Jérusalem, Sao-Polo ou encore Hangzhou en Chine…. En matière de lumière, les aspirations sont-elles universelles ou varient-elles en fonction des pays ou continents ?
Certaines envies sont universelles : dans le monde entier, on aime se promener le soir, se rencontrer, se poser, admirer. Mais les besoins varient en fonction des conditions climatiques. On s’approprie davantage l’éclairage lorsqu’il fait nuit à 18 heures, à plus forte raison quand on vit dans une contrée nordique. Au-delà de ces contingences, il existe des aspirations géoculturelles spécifiques. Par exemple, les Asiatiques aiment les éclairages très colorés, tandis que les Européens sont plus sobres. La dimension sociale de la lumière est très importante quand on travaille dans les favelas d’Amérique du sud.
A Concepto, nous réalisons la moitié de notre chiffre d’affaires à l’étranger. Nous avons appris à nouer des partenariats avec des agences locales pour bénéficier de leurs compétences de terrain, mais aussi, de leur connaissance de la symbolique et des codes couleurs. Cela permet d’éviter les malentendus. En Chine, nous avons été retenus pour la mise en lumière des temples de Xindu. Dans un premier temps, nous avons proposé un éclairage doré en façade et vert en toiture. Nous avons vu le visage de nos interlocuteurs se décomposer au fil de notre présentation. Nous ne savions pas qu’en Chine, le chapeau vert symbolise précisément le cocu ! Les contresens de ce type sont sans doute nombreux. Les symboles, les festivités, les représentations du vide ou du sacré ne sont pas les mêmes selon que l’on se trouve en Suède ou au Proche-Orient.
Propos recueillis par Pascale Braun
Agence de conception lumière francilienne à rayonnement international, Concepto s’apprête à absorber sa voisine Luminocité, également implantée à Bagneux (Hauts-de-Seine). Ce printemps 2018 ouvrira une période de transition entre Roger Narboni, fondateur de Concepto, et Sarah Castagnier. La nouvelle directrice prend la tête d’une équipe désormais entièrement féminine de dix de salariées.
--Télécharger l'article en PDF --
Poster un commentaire