Diversification des modes de collaboration, extension des secteurs de l’intérim, augmentation du travail frontalier … Maître de conférences au laboratoire lorrain des sciences sociale (2l2S ) Rachid Belkacem étudie l’évolution des ressources humaines dans des contextes particuliers. Selon ce spécialiste du travail atypique, la multiplication des métiers en tension va accélérer les mutations du salariat.
Parcours
Titulaire d’un DEA de sociologie/économie obtenu à l’université de Nancy et d’un doctotat de sciences économiques passé à Paris 1, Rachid Belkacem a fait des petits boulots qu’il exerçait pour financer ses études le sujet de sa thèse. Enseignant-chercheur à l’université de Lorraine depuis 1998, il a poursuivi ses travaux sur la flexibilité du travail en y ajoutant une dimension transfrontalière. Il a entre autres publié « L’intérim : un vecteur d’insertion des demandeurs d’emploi ou une trappe à précarité ? » (Editions universitaires de Lorraine, 2017) et participé à l’ouvrage « Border Experiences in Europe » (décembre 2019, éditions Nomos – e library).
Comment définissez-vous un travail atypique ?
Selon sa définition académique, le terme recouvre tout ce qui s’écarte de la norme constituée par un contrat de travail à durée indéterminée avec un employeur unique. Dans les faits, il recouvre une réalité disparate. Les contrats à durée déterminée, le portage salarial, le travail à temps partiel, l’intérim, se caractérisent par la discontinuité du contrat de travail et ou de l’employeur. J’y ajouterai le travail transfrontalier, notamment dans le cas des Lorrains travaillant au Luxembourg. Certes, 95 % d’entre eux sont employés en CDI auprès d’un employeur unique, mais les conditions de déplacement auxquelles ils sont astreints et les freins à leur évolution de carrière, alors qu’ils représentent la moitié de la main d’œuvre du pays, en font également des travailleurs atypiques.
Toutes ces formes de travail se sont fortement développées, différenciées et diversifiées au cours des dernières décennies.
Le travail atypique est-il choisi ou subi ?
L’autoentreprise est clairement un choix. Sur le million d’autoentrepreneurs que compte notre pays, 60 % ont moins de 25 ans. Cela traduit de nouvelles aspirations sociales à l’égard du travail : ces jeunes entendent décider eux-mêmes de leur investissement et s’approprier le fruit de leurs efforts. Le portage salarial ne présente pas les mêmes caractéristiques. Il s’agit davantage d’une relation de sous-traitant. Le contrat de travail est porté par un partenaire extérieur – une association ou une entreprise d’insertion – qui met ses salariés à disposition de l’entreprise. Souvent utilisée dans le bâtiment, cette formule permet à l’employeur de mobiliser des salariés tout en restant en deçà des seuils sociaux qui lui imposeraient des obligations sociales supplémentaires.
Le travail frontalier est un choix, souvent justifié par des salaires, car le Grand-Duché propose des niveaux de rémunération que les entreprises locales ne peuvent pas offrir. Mais les exigences des employeurs luxembourgeois sont de plus en plus élevées, notamment sur le plan linguistique, et les travailleurs frontaliers ne maîtrisant pas le luxembourgeois risquent fort de rester cantonnés, au mieux, à un niveau intermédiaire. Quand les différences de salaire s’amenuiseront – entre autres, parce que les employeurs lorrains verront eux-aussi leur besoin de main d’œuvre augmenter, nombre de frontaliers choisiront sans doute de travailler au pays.
Quant à l’intérim, il est tantôt choisi, tantôt subi. Sur 100 intérimaires, 12 à 15 accèdent à des rapidement à des contrats à durée indéterminée. Le modèle est particulièrement intéressant pour les jeunes, qui y voient un bon moyen d’enrichir leur CV et de tester différentes entreprises. Les intérimaires plutôt qualifiés, comme maçons, menuisiers, électriciens ou les professions médicales, peuvent monnayer leurs compétences et faire valoir leurs exigences. On y trouve aussi beaucoup de femmes, qui voient dans l’intérim une manière de concilier vie professionnelle et vie de famille.
Mais les deux tiers des intérimaires galèrent. Ils sont peu qualifiés, viennent du chômage et subissent la flexibilité en attendant mieux. La durée moyenne des contrats est de deux semaines, ce qui alimente la précarité. La flexibilité prévaut souvent au coeur même des contrats, comme chez les caissières intérimaires à qui on impose de travailler durant les vacances ou le dimanche matin, soit un rythme tout à fait inadapté à la vie familiale.
Quels sont les avantages pour les employeurs ?
Le travail atypique est un atout maître pour l’entreprise. Dans le cas de l’intérim, il est à la fois quantitatif et qualitatif. Il suffit à l’entreprise de passer un coup de fil pour trouver la main d’œuvre nécessaire pour achever un chantier. Les RH ont par ailleurs la possibilité de trouver grâce à l’intérim les compétences dont elles ne disposent pas en interne. C’est un bon outil de flexibilité, mais il coûte cher : le coefficient multiplicateur du salaire brut varie entre 2 et 2.5 selon les qualifications du travailleur.
Dans un contexte de baisse de la population active et de pénurie de main d’oeuvre dans des secteurs de plus en plus nombreux, les agences d’intérim ont de beaux jours devant elles. Elles ont diversifié leurs prestations et sont de plus en plus professionnelles : elles interviennent dans la formation, le conseil, la GRH, le détachement, de placement, la sélection des candidats. Dans les grands groupes présentant de forts besoins de main d’œuvre, comme l’automobile, il y a une antenne du groupe d’intérim implantée directement dans l’entreprise, en appui aux RH.
L’intérim se développe également dans les services. Dans la fonction publique, il reste encore marginal, bien qu’il soit autorisé depuis 2009. Mais il progresse dans les secteurs de la communication, de la santé ou de l’informatique, où apparaissent des déséquilibres importants entre l’offre et la demande.
Pour reprendre l’intitulé de votre thèse, l’intérim est-il un vecteur d’insertion ou une trappe à précarité ?
Il y a toujours eu un débat entre deux options : stabiliser les intérimaires ou rendre leurs conditions de travail plus vivables. Aux Pays-Bas, la réglementation fait du travail intérimaire un instrument d’insertion qui offre au travailleur deux ou trois ans pour accéder à un emploi stable. En France, l’Etat a arbitré les négociations entre agences d’intérim et syndicats en créant en 2014 un CDI intérim calqué sur le modèle du CDI.
Les agences sont préservées à condition qu’elles octroient aux intérimaires une protection sociale plus importante. Elles jouent un rôle un rôle d’insertion important, notamment pour les personnes sortant de prison ou pour les étrangers ne parlant pas le français. Elles s’engagent par ailleurs à évaluer les compétences des intérimaires pour améliorer leur trajectoire professionnelle. Pour les intérimaires, c’est une avancée importante.
Où voyez-vous des marges de progression ?
Le CDI intérim offre des avantages en matière de salaires, de protection sociale, ou de retraite, mais il ne concerne aujourd’hui qu’un nombre marginal de bénéficiaires : les personnes qui présentent des compétences recherchées dans le bassin d’emploi et que l’agence espère ainsi capter. Or, ces personnes trouveraient sans difficulté un CDI. Nous sommes confrontés à un paradoxe : le CDI Intérim fidélise ceux qui en ont le moins besoin. Les quatre cinquièmes de cette population recherchent un emploi et restent dans la précarité. C’est eux qu’il faut fidéliser.
Propos recueillis par Pascale Braun
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