Maître de conférence en économie au pôle France de l’université de Sarre, Rachid Belkacem est titulaire de la chaire de professeur invité « Mondes du travail transfrontaliers » créée par l’université de la Sarre et l’Ecole supérieure de technologie et d’économie de la Sarre (HTW) au cours du semestre d’été 2016. Il a consacré plusieurs ouvrages à cette thématique, qui donnera lieu à un colloque le 20 juillet prochain à Sarrebruck (1).
Votre chaire s’intitule « les mondes du travail transfrontaliers ». Qu’entendez-vous par ce pluriel ?
Il recouvre des rapports sociaux différents. Les logiques du travail frontalier ne sont pas les mêmes pour les travailleurs stables qui se projettent dans l’avenir, les intérimaires ou les travailleurs itinérants. Il existe également des différences entre les statuts, les catégories et les qualifications. Le pluriel peut aussi englober les entrées géographiques entre les frontaliers qui exercent en Sarre, et ceux qui travaillent au Luxembourg, ou encore, le type d’emploi exercé.
Quelles sont les sources d’information disponibles pour analyser le travail frontalier dans la Grande Région ?
L’essentiel des données provient des organismes sociaux : l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS) pour le Luxembourg, les Arbeitsämten pour la Sarre et la Rhénanie-Palatinat, Insée Lorraine pour l’exploitation des recensements de la population et les études qualitatives, mais aussi le Laboratoire lorrain des sciences sociales (2L2S). Il existe de nombreuses autres sources assez dispersées, mais les acteurs de ce domaine se connaissent tous et fonctionnent en réseaux, notamment dans le cadre de l’Observatoire interrégional de l’emploi (OIE).
Ces informations présentent-elles des lacunes ?
Oui. La principale difficulté est qu’elles ne sont pas harmonisées, car elles ne sont pas produites de la même façon et correspondent à des besoins différents. Ainsi, les données administratives n’ont pas la même vocation que des données statistiques et ces chiffres se prêtent mal à une analyse transversale. Il existe aussi une limite méthodologique entre les données de stock, qui indiquent un nombre de personnes dans une catégorie à un moment précis, et les données de flux. Dans la Grande Région, il manque des données et des enquêtes sur la transition entre les différents statuts, comme par exemple, entre le chômage et l’intérim, pour donner une vision réaliste du marché du travail.
Par ailleurs, nous sommes très en retard sur la construction de programmes de formation transfrontaliers. Le contexte démographique de l’Allemagne entraîne de grands besoins en qualification. Il existe l’accord-cadre sur la formation professionnelle transfrontalière de la Grande Région signé à Trèves le 5 novembre 2014, mais les initiatives de ce type sont rares et très récentes. Nous sommes encore plus dans la réflexion que dans l’action. Il faudrait aller plus vite.
En matière d’emploi frontalier, les politiques publiques vous semblent-elles être à la hauteur des besoins ?
Dans notre ouvrage collectif « Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux. Pratiques, enjeux et perspectives » (2), mon collègue René Kratz utilise le terme de bricolage pour définir les coopérations transfrontalières en matière d’emploi. Les relations existent, mais elles sont limitées, peu formalisées et s’appuient plus sur les relations de personne à personne que sur les institutions. Les choses évoluent peu à peu. Entre le côté allemand et la Lorraine, on est entré en phase d’expérimentation. Les relations historiques sont fortes, d’autant qu’un tiers des 20 000 travailleurs considérés comme des Lorrains travaillant en Sarre sont en fait des Allemands venus vivre du côté français, mais travaillant dans leur pays d’origine. Cette situation fausse les chiffres des frontaliers, mais prouve l’existence de liens étroits. Les relations avec le Luxembourg sont différentes : le Grand-Duché sait qu’il n’a pas d’effort particulier à faire pour que la main d’œuvre arrive, et il ne contribue pas aux coûts de formation.
Faut-il souhaiter la progression du nombre de navetteurs ou plutôt, une harmonisation du marché de l’emploi qui atténuerait les déséquilibres de l’emploi dans la Grande région ?
Il y a deux ressorts au marché du travail transfrontalier : le dynamisme économique des membres et les cadres institutionnels différents. Le marché du travail transfrontalier trouve un sens grâce à ces forts contrastes, et c’est tant mieux : cela permet à un segment de la population de se maintenir dans sa région d’origine. Je ne crois guère à une harmonisation du travail dans la Grande Région. Je vois mal les pays membres accepter d’unifier les normes sociales ou fiscales. On ne peut imaginer d’harmonisation que par le haut, de manière très progressive. On en est encore loin.
Pour l’instant, laissons perdurer ces différences tant que collectivement, nous trouvons des solutions pour limiter certains abus – tels qu’ont pu engendrer les failles de la législation sur le travail détaché. Nous seulement ces différences aident les populations à rester dans certains zones frontalières, mais l’économie résidentielle y progresse.
Quelle contribution l’Université peut-elle apporter à l’étude du travail transfrontalier ?
Elles sont nombreuses. Sa première mission est de produire de nouvelles connaissances, notamment sur les flux frontaliers, et de les traduire pour les rendre mobilisables tant par les acteurs économiques que par les politiques en charge de la gestion de l’emploi. Dans son rôle de formation classique, elle doit intégrer des modules portant sur le marché de l’emploi transfrontalier. Cette tâche, qui correspond à une demande des étudiants et des acteurs économiques, a déjà commencé.
(1) Colloque : “Marché du travail transfrontalier: Luxembourg, Lorraine, Sarre”
Par Rachid Belkacem et Alexander Schmid, HTW Saar, Goebenstraße 40
le 20 juillet 2016 de 16 h à 18 h 30.
Entrée libre, traduction assurée.
(2) Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux : pratiques, enjeux et perspectives. Rachid Belkacem et Isabelle Pigeron-Piroth, Presses universitaires de Nancy, 2012.
--Télécharger l'article en PDF --