Faut-il investir dans des infrastructures numériques afin de booster les services ou attendre que la demande se précise pour renforcer les réseaux à très haut débit et datacenters ? Entre l’Alsace et l’Allemagne, la question de la poule et de l’œuf n’est pas encore tout à fait résolue. Une seule certitude : le marché transfrontalier ne demande qu’à éclore.
De prime abord, Strasbourg, qui regroupe au long du Rhin les principaux opérateurs français du numérique, paraît bénéficier pleinement de sa position frontalière. Le Netcenter SFR implanté dans les anciens magasins Vauban accueille entre autres la délégation de service public Alsace Connexia géré par SFR collectivité, Completely Free Software, ou encore, l’opérateur allemand plusserver.de qui y a implanté plusieurs milliers de serveurs pour bénéficier de coûts d’électricité plus avantageux qu’en Allemagne. Mais l’opérateur pourvoit à ses propres besoins et n’ouvre pas ses services aux entreprises régionales. De même, OVH, basé au Bassin de l’Industrie, a choisi Strasbourg pour désengorger le datacenter de Roubaix et compléter son maillage vers l’Europe de l’Est, mais réserve son infrastructure à ses propres besoins.
Une plaque, pas un vivier
Située à la croisée de l’axe Paris-Frankfort et de la liaison européenne nord-sud qui se prolonge jusqu’à Genève, puis jusqu’en Italie, Strasbourg constitue un relai incontournable des réseaux internationaux. Mais faute de dessertes et de services explicitement régionaux et transfrontaliers, la ville constitue un point de passage où les opérateurs ne s’ancrent pas. Depuis le début de l’ère numérique, la ville souffre de l’absence d’investissements locaux qui lui auraient permis de s’imposer entre Paris et Lyon.
Nous avons créé le réseau Eurogix dès 1999, car il était alors impossible de trouver du débit et des capacités de stockage ailleurs qu’à Paris. Notre association regroupe aujourd’hui six opérateurs locaux qui hébergent eux-mêmes une centaine de clients, mais il n’est pas facile de se faire une place en s’appuyant sur la seule bonne volonté des acteurs privés du secteur.
Christophe Megel, président d’Eurogix et CIO de la SSII strasbourgeoise Actimage
Fondateur et gérant de l’opérateur de télécommunication strasbourgeois Widevoip, Thierry Wehr, qui héberge Eurogix, dénonce lui aussi le jacobinisme qui place le coût du gigabit alsacien à des tarifs prohibitifs.
Lors de notre création en 2004, nous sommes allés héberger nos équipements et stocker nos données à Francfort, où nous avons trouvé non seulement des prix compétitifs, mais aussi des opérateurs réactifs, de bonnes capacités techniques et le choix entre une dizaine de fournisseurs potentiels. Depuis, nous travaillons à désenclaver l’Alsace en tirant des liens entre l’Allemagne, la France et la Suisse.
Thierry Wehr, dirigeant de Widevoip
L’opérateur a déployé un réseau de 9 datacenters entre Paris, Nancy, Metz, Strasbourg, Lyon, Francfort, Genève et Sophia Antipolis et défend une vision paneuropéenne du numérique.
Les pionniers passent la frontière
Autre pionnier du numérique transfrontalier, Actimage, fondé à Strasbourg en 1995, s’est implanté deux ans plus tard à Luxembourg, puis à Kehl, avant d’ouvrir l’an dernier une antenne à Berlin. Totalement bilingue, l’équipe de 33 salariés propose des services d’ingénierie logicielle, de développement d’applications mobiles et de recherche-développement dans les trois pays et compte s’étendre prochainement à l’Autriche et à la Suisse. Elle ouvre depuis peu à sa clientèle allemande une offre de cloud basée dans son datacenter de Kehl.
Notre offre rencontre un grand succès, mais il n’est pas certain que nous aurions obtenu ces marchés si le cloud avait été situé de l’autre côté de la frontière.
Alexandra Schott, responsable administrative et financière de l’entreprise
Si irrationnelle soit-elle, la crainte d’entreposer ses données dans le pays voisin contrarie le développement de clouds transfrontaliers. Les entreprises allemandes sont d’autant moins demandeuses que les structures fédérales de l’Allemagne ont conduit les Länder à se doter de clusters et de datacenters décentralisés et performants. L’obstacle de la langue perdure également tant sur le marché des services que sur celui de l’emploi : les ingénieurs espagnols, suédois ou polonais sont bien plus nombreux que leurs confrères alsaciens dans les entreprises du Bade-Wurtemberg.
Un nuage dans les limbes
Pour l’heure, il n’y a pas encore de stratégie transfrontalière entre l’Alsace et l’Allemagne. Les opérateurs se contentent de répondre aux demandes ponctuelles et n’iront pas intuitivement vers le cloud, qui suppose des investissements lourds. Mais si l’on attend indéfiniment la demande pour définir l’offre, on ne sortira pas du débat. Il est temps de définir une infrastructure dont on connaîtra le coût, le dimensionnement et le positionnement.
Jean Marc Kolb, directeur de l’économie numérique à la CCI de région Alsace
Les grands donneurs d’ordres industriels pourraient faire sortir le débat de l’ornière. La CCI évoque entre autres l’hypothèse des constructeurs automobiles allemands qui pourraient à moyens terme demander à leurs sous-traitants alsaciens d’intégrer leur propre système informatique et de sécuriser leurs données dans un point unique.
Pour l’heure, aucun datacenter transfrontalier ne se profile à l’horizon. Evoqué voici une dizaine d’années, le projet de datacenter porté par l’Eurométropole de Strasbourg est resté dans les limbes. Si une offre concrète venait justifier un investissement, celui-ci pourrait fort bien s’ancrer de l’autre côté du Rhin.
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