Pendant le confinement, le président du Business Science Institut a étudié l’impact de la crise sur le management en interrogeant, avec l’aide de son réseau international de professeurs, des centaines de managers basés dans une trentaine de pays. Cette enquête fera l’objet d’un ouvrage collectif, « l’impact de la crise sur le management », à paraître aux éditions EMS.
Comment êtes-vous parvenu à mener des enquêtes internationales en plein confinement ?
Sitôt passée la période de sidération que nous avons tous connue, mes collègues du Business Science institut (BSI) et moi-même avons pris conscience que la Covid-19 constituait un sujet de recherche susceptible de remettre en cause nos enseignements et nos certitudes. La crise nous a permis de démontrer la réactivité de notre organisation en réseau. Nous avons contacté nos 160 professeurs et nos 8.000 contacts internationaux pour lancer nos enquêtes en trois vagues. Nous avons d’abord recueilli, en partenariat avec la société Le Sphinx, des récits de vie auprès d’une trentaine de managers. Nous avons ensuite diffusé un questionnaire auprès de 300 dirigeants pour leur demander leur analyse, leur ressenti et leur perception du changement en cours. Enfin, nous avons réalisé auprès de 558 managers une enquête sur l’impact de la crise en matière de logistique, de management et de travail à distance.
Comment expliquez-vous que le travail à distance, qui se heurtait à tant de résistances, se soit déployé aussi rapidement ?
Nécessité a fait loi. Le virus a été plus fort que les certitudes des dirigeants, des RH et des directeurs des services informatiques qui jugeaient le travail à distance impossible à mettre en place. La vraie question est peut-être de comprendre les motivations de 20 ans de résistance au télétravail. En 2000, j’ai écrit un livre sur l’e-management où je prônais l’organisation en réseau et le travail à distance – des pratiques qui, jusqu’à la crise de la Covid, ne s’étaient pas tant développées que cela. Le présentiel est une représentation du travail date qui date du siècle dernier, avant le déploiement des technologies de communication. Nombre de dirigeants pensent encore que rien ne vaut le face-à-face. Ils restent attachés au modèle de la réunion de 9 heures à midi, aux discussions autour de la machine à café et aux déplacements fréquents. Quels que soient le temps qu’ils prennent, les coûts qu’ils représentent et la fatigue qu’ils provoquent, les déplacements professionnels ne sont pas toujours désagréables et font partie des éléments de statut social.
Pour autant, ils ne sont pas toujours indispensables. A titre personnel, j’ai travaillé durant des années avec des personnes que je n’ai jamais rencontrées. Depuis la crise sanitaire, j’ai poursuivi mes recherches sur l’impact des business schools à Paris, Varsovie ou Rotterdam à distance, sans que rien d’essentiel ne me manque.
Le distanciel peut-il l’emporter sur le présentiel ?
Je ne dis pas qu’il faut supprimer le présentiel, mais qu’il faut se fonder sur l’organisation qui est la plus efficace, la plus écologique et la plus économique. Nous sommes déjà dans le monde d’après, d’autant que la pandémie, dont on espérait la disparition en quelques semaines, durera sans doute des mois et peut-être des années. La crise va accélérer des tendances pré-existantes. Les tâches automatisables, telles celles des caissières, vont disparaître. Les dirigeants prennent conscience que les locaux à Paris ou à la Défense coûtent bigrement cher. Et les cadres qui occupent des fonctions managériales ont découvert que les réunions à distance sont plus efficaces, car elles commencent à l’heure et que les participants se montrent plus concis. Les premières études montrent d’ailleurs que 60 % d’entre eux sont favorables à la poursuite du travail à distance.
Quel accompagnement prévoir pour ancrer le télétravail dans le long terme ?
Avant la crise du Covid-19, notre discours insistait sur la nécessité de former les salariés et pour qu’ils s’approprient ces pratiques. Mais en cas d’urgence, on se passe de l’adhésion. Les principes de nécessité et d’autorité ont démontré leur efficacité et tout le monde s’y est mis. La crise a fait considérablement progresser les compétences, notamment en matière d’enseignement à distance, et ces acquis ne se perdront pas.
Au-delà de l’urgence, le travail à distance suppose des contraintes pour l’employeur. L’outil ne crée pas la compétence. Numérisation, travail à distance et délocalisation sont des concepts liés, mais pas tout à fait synonymes. Il faut des formations pour que les salariés s’approprient ces techniques. Par ailleurs, il incombe aux entreprises de prendre en charge l’équipement à domicile, qu’il s’agisse de l’installation du haut débit ou du matériel. Comme tout le travail ne sera pas effectué à domicile, il faudra dupliquer certains équipements.
Comment les partenaires sociaux accepteront-ils ces mutations ?
Cela dépendra de la stratégie des entreprises, des attentes des personnels et des réactions des syndicats. Je serai prudent sur ce point, car je porte sur les syndicats un regard extérieur qui me donne l’impression que certains d’entre eux sont relativement fossilisés tandis que d’autres sont enclins aux échanges et au travail commun.
Il fait distinguer l’urgence et le long terme. Le travail à distance comporte des risques, notamment psychosociaux, auxquels il faudra apporter des réponses. Mais la qualité de vie au travail ou au domicile dépendent du contexte. Certaines organisations sont très attachées à défendre les acquis sociaux, quitte à voir le travail lui-même disparaitre. Il faut prendre conscience que la question ne sera peut-être plus l’organisation du travail, mais son existence même.
Les managers internationaux qui vous ont livré leur perception de la crise partagent-ils cette vision ?
Qu’ils soient basés en Europe, en Afrique du Nord, en Asie ou, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis, qu’ils soient employés dans de grands groupes ou à la tête de PME, nos interlocuteurs – essentiellement des managers de 45 ans de moyenne d’âge étudiants en Executive Doctorate in Business Administration (DBA) – ont réagi de manière assez homogène. Tous ont constaté que les chaînes logistiques qui font venir les produits ou composants du bout du monde n’ont pas que des avantages et que des décennies de course aux prix les avaient placés dans une situation de dépendance quasi-totale vis-à-vis de certains pays. Ils redécouvrent aujourd’hui les limites de la mondialisation, la notion de risque et l’intérêt de la production locale. Mais l’indépendance a un coût. Il faut que le consommateur accepte de payer plus cher. Et réinternaliser la production en Europe pose la question du coût de notre modèle social.
Propos recueillis par Pascale Braun
Parcours
Professeur émérite à l’IAE Lyon School of Management et ancien directeur de l’IAE de Strasbourg, Michel Kalika préside aujourd’hui le Business Science Institute, un programme international d’Executive DBA basé au Luxembourg. Il dirige par ailleurs le Business School Impact System, qui mesure l’impact des écoles de management sur leur territoire dans 13 pays.
Auteur ou co-auteur de 25 ouvrages dont Management stratégique (éditions Deboeck) et d’une centaine d’articles, il a fait l’objet d’un livre, Entrepreneur à l’université (éditions EMS) en 2019.
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