En se retirant peu à peu de la vallée de l’Orne, la sidérurgie mosellane a laissé vacante la plus grande friche industrielle de France. Entre les monumentaux vestiges d’une histoire tourmentée et des centaines d’hectares de terres plus ou moins abîmées, deux intercommunalités tracent les contours d’une nouvelle économie où filière courtes et agriculture urbaine tiendraient une large place.
Présentée comme une année charnière pour les Portes de l’Orne, 2017 aura tenu ses promesses. Le haut portail qui protège 83 hectares de friche sidérurgique mosellane s’ouvre de plus en plus fréquemment pour céder le passage aux urbanistes, paysagistes, experts géotechniques, mais aussi aux hôtes potentiels des bâtiments en voie de requalification. Début 2018, l’ancienne maison des syndicats de style néobaroque édifiée en 1903 se transformera en maison du projet dédiée à la concertation et aux échanges avec le public. Un an plus tard, le bâtiment des énergies, impressionnante forteresse de briques grises, amorcera sa mue pour abriter une couveuse d’entreprises, un fab-lab et des espaces de co-working et de télétravail. L’ancien atelier locotracteur, monument métallique de 4 000 m2 de surface au sol, et le magasin général de 160 mètres de long, n’ont pas encore trouvé d’affectation, mais l’Etablissement public foncier de Lorraine, propriétaire du site, en assure l’entretien à toute fin utile.
Nous avons inventorié une dizaine de bâtiments, dont quatre ont été démolis. Nous déciderons de la conservation des autres édifices en fonction de leur intérêt patrimonial, mais aussi en tenant compte de leur intégration dans les choix d’aménagement.
Franck Renda, chargé d’opération à l’EPF Lorraine
Aigle impérial et croix de Lorraine
Créé sous l’égide de l’empereur allemand Guillaume II à partir de 1898, le complexe sidérurgique de Rombas témoigne d’une longue confrontation entre une architecture délibérément germanisante et les décors à la française qui émergèrent lors du retour de l’Alsace-Lorraine à la France après 1918, puis au cours des Trente Glorieuses. Les verrières Art Déco narguent la brique impériale, les toitures à la Mansart des Grands Bureaux français défient le Hauptbüro néoclassique où la croix de Lorraine a remplacé l’aigle du Saint-Empire romain germanique. Français ou allemands, les corniches ouvragées, frontons décorés et hauts murs en briques de laitier constituent des vestiges fragiles qu’il serait aujourd’hui impossible de recréer à l’identique.
Un projet naturellement intercommunal
L’industrie lourde n’a pas fait grand cas des limites communales de ces anciennes terres viticoles. Elle s’est implantée d’un seul tenant sur Rombas, Amnéville et Vitry-sur-Orne, sur l’emprise désormais dénommée Portes de l’Orne amont, puis s’est développée sur les communes attenantes de Gandrange, Richemont et Mondelange. Son essor, puis son déclin, ont laissé vacante la plus grande friche industrielle de France. L’usine de Rombas, qui employait encore des milliers de salariés dans les années 80, s’est définitivement éteinte en en 1993. En 2008, l’annonce de la fermeture partielle du site ArcelorMittal de Gandrange a ajouté quelque 430 hectares à reconvertir dans la partie aval. Les deux intercommunalités concernées, la communauté de communes d’Orne Moselle (CCPOM) et celle des Rives de Moselle, ont ainsi été conduites à envisager une requalification globale.
Face à l’ampleur de l’enjeu, les élus des deux intercommunalité ont constitué un syndicat mixte chargé de l’aménagement de l’ensemble du site, soit 550 hectares. Représentés à parts égales dans la gouvernance, ils sont rapidement parvenus à un consensus global.
Alain Lognon, secrétaire général du syndicat mixte d’études et d’aménagement des Portes de l’Orne (SMEAPO)
Co-maitres d’ouvrage des Portes de l’Orne, l’EPF Lorraine et le SMEAPO se sont assuré en 2016 l’assistance à maîtrise d’ouvrage du bureau d’études HDZ Urbanistes-architectes pour réaliser un schéma directeur global sur les deux sites. Ils ont ensuite retenu le groupement Anteagroup /Qualivia pour l’AMO des 83 hectares de la Zac Portes de l’Orne amont et Ascsite ingénierie/Nuna développement pour l’AMO du pôle d’accompagnement des porteurs de projets prévu dans l’ancien bâtiment énergie. L’Atelier Villes et Paysages, en groupement avec Artelia et BKBS, réalisera le parc urbain central qui traverse le site du nord au sud.
Véloroute et Fil bleu
Cette agrafe paysagère doit à la fois structurer le paysage des Portes de l’Orne amont et l’ouvrir vers les autres composantes d’une mosaïque d’espaces en mutation. Le boulevard piéton connectera le site à la véloroute Charles-le-Téméraire, grand axe cyclable européen reliant la Belgique, le Luxembourg et la France sur près de 3500 kilomètres. Il ouvrira également les Portes de l’Orne sur le complexe thermal et touristique d’Amnéville, situé à moins de 10 minutes en vélo. Comptant parmi les plus grands équipements touristiques du Grand Est, le site créé voici un près de 40 ans sur des friches sidérurgiques a constitué une société publique locale pour réhabiliter un patrimoine imposant, mais décati. Construite sous maîtrise d’ouvrage de la CCPOM, la passerelle qui enjambe l’Orne depuis l’été 2017 contribue également à irriguer l’ensemble de la vallée de liaisons douces : en reliant Vitry-sur-Orne à Amnéville-Rombas, elle se rapproche du Fil bleu, jolie voie verte de 23 kilomètres qui constitua, lors de son ouverture en 2006, la première concrétisation intercommunale post-sidérurgique.
Kaléidoscope
L’espace ainsi ouvert débouche sur un kaléidoscope d’industries, de friches ou de sites industriels en suspens. Fermés en 2008, l’aciérie de Gandrange et son train à billettes sont en cours de démantèlement, mais son laminoir à couronnes et à barres emploie encore 300 salariés. ArcelorMittal a placé « sous cocon » les fameux hauts-fourneaux de Florange – en réalité situés sur le banc communal de Hayange – en 2013, sans exclure leur éventuelle reconstruction. A moins de 10 kilomètres de Rombas, le haut-fourneau U4 d’Uckange s’est mué en lieu de mémoire à vocation artistique, tout en accueillant dans son ancien magasin général Métafensch, un centre de recherche de pointe sur le recyclage des métaux.
Sur le territoire même du SMEAPO s’achève le spectaculaire démantèlement de la centrale thermique de Richemont, entamée en 2007. D’innombrables bâtiments sidérurgiques ont été démantelés sitôt désaffectés, souvent du fait d’industriels soucieux de d’acter au plus vite leur retrait. Sur l’instant, les ouvriers traumatisés par les arrêts d’activité ont généralement vécu comme un soulagement la disparition d’édifices qui leur rappelaient des souvenirs douloureux. Mais par la suite, les élus ont souvent regretté d’avoir laissé faire du passé table rase.
Il est aujourd’hui d’autant plus difficile de se prononcer sur le potentiel des bâtiments restants que les investisseurs s’engagent aujourd’hui pour des périodes beaucoup plus courtes. Notre objectif est donc de planifier tout en laissant ouvertes des opportunités.
Alain Lognon
A moyen terme, le SMEAPO mise sur de nouveaux modes d’agriculture urbaine, le recyclage et l’énergie pour faciliter la mutation de ces immenses emprises délaissées.
Nous cherchons à croiser aménagement et filières d’avenir, en veillant à assurer une cohérence d’ensemble et à éviter le tout-venant. Nous recherchons un modèle économique et agricole propre au territoire, où les habitants auront leur rôle à jouer.
Elodie Girault, chargée de projet au SMEAPO
Le syndicat a posé avec l’agence spécialisée Urbagri les jalons d’une agriculture hors-sol sur les terres imprégnées de laitier de hauts-fourneaux. La réflexion sur les circuits courts alimentaires s’élargit à l’échelle d’une filière agroalimentaire qui engloberait production agricole, transformation et conserverie de fruits et légumes. Un pôle environnement agrégerait la déchetterie intercommunale et un projet de ressourcerie.
Une vallée riche de ses friches
Le conseil régional du Grand Est identifie les Portes de l’Orne comme l’un des sites majeurs du territoire. L’institution a cofinancé les études à vocation économique et l’approche filières, tandis que l’EPF Lorraine prend çà sa charge les études géotechniques et les coûts de démolition. Le Contrat de plan Etat région ajoutera 2,4 millions d’euros à l’enveloppe de 9 millions d’euros prévue sur quatre ans pour les trois projets en cours – la maison du projet, le pôle d’accompagnement des porteurs de projets et l’agrafe paysagère. Cette dernière réalisation, qui se veut exemplaire en matière de restauration des écosystèmes et de renforcement de la biodiversité, pourrait valoir à ses porteurs des fonds européens.
Conscients d’amorcer une reconversion au long cours qui s’étendra sur plusieurs décennies, les élus constatent avec intérêt un léger regain de pression démographique lié à la relative proximité du Luxembourg, situé à une trentaine de kilomètre. Un programme de 700 logements émerge déjà à Amnéville. A Rombas, la rue de l’Usine, qui regroupait au siècle dernier les habitations cossues des cadres de la sidérurgie, offre une emprise suffisante pour lancer de nouveaux programmes dans un environnement à forte identité. A rebours des clichés misérabilistes, la vallée de l’Orne se découvre riche de ses friches.
Trois questions à
Franck Renda, chargé d’opérations à l’EPF Lorraine
L’EPF Lorraine s’investit depuis 30 ans dans la reconversion de friches sidérurgiques et minières lorraines. Quels enseignements tirez-vous de cette longue expérience ?
Nous avons capitalisé sur la manière de panser les plaies. Il faut d’abord contrer le premier réflexe qui, dans un contexte de traumatisme, consiste à tout raser, et prendre le temps d’élaborer avec la population un projet à la fois pragmatique et ambitieux. Il faut voir grand, imaginer un idéal, quitte à revoir ensuite le projet à la baisse. Sinon, on prend de risque d’être rattrapé par la réalité et de passer de friche en friche.
Comment articuler cette ambition ?
Le portage politique joue un rôle essentiel. Les projets aboutissent lorsque les élus prennent leur bâton de pèlerin pour défendre sur le long terme de grands projets fédérateurs. Dans le cas des portes de l’Orne, les élus partagent de grands objectifs : retrouver une qualité de vie, redonner un sens à la rivière, reconnecter les différents espaces… Ce sont les bases solides qui donnent ensuite des marges de manœuvre.
A quoi reconnaît-on un projet réussi ?
Lorsque l’on retrouve le plan de masse initial en phase de concrétisation. Ainsi, le bassin de Pompey, en Meurthe-et-Moselle, a respecté sa feuille de route et compte aujourd’hui plus d’emplois qu’à l’époque de la sidérurgie. Dès l’amont, il faut intégrer la pertinence de chaque projet, car chaque élément présente une incidence sur les autres. C’est à cette condition que l’on peut tenir la barre sur 40 ans.
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