Depuis deux ans, le Covid chamboule les pratiques des entreprises sans leur laisser le temps de mesurer l’ampleur de ses dégâts sur la santé physique et psychique des salariés. Un bilan critique des succès, des échecs et des questions en souffrance permettrait pourtant de tirer des leçons de cette crise – et de mieux anticiper les prochaines.
Deux ans après le début d’une pandémie qui a causé 134.000 décès et 21,8 millions de contaminations dans l’Hexagone, le monde du travail aspire à tourner la page du coronavirus. Douchés par les vagues épidémiques successives, les salariés ont pour la plupart d’entre repris le travail, sinon dans l’euphorie, du moins avec satisfaction. Impatients de rattraper le manque à gagner, les employeurs se montrent plus enclins à mettre les bouchées doubles qu’à se lancer dans l’introspection. Focalisées sur des thématiques clivantes, les campagnes présidentielle et législative ne se prêtent guère aux retours d’expérience sanitaires. La résurgence de la guerre en Europe apporte son lot d’inquiétudes nouvelles qui relèguent au second plan les alarmes d’hier.
Impasse sur le bilan
Il serait pourtant trop facile de laisser croire qu’il ne s’est rien passé. Le covid a bel et bien tué un nombre encore indéterminé de travailleurs et laissé à d’autres des séquelles incommensurables. Il a propulsé employeurs et salariés dans le télétravail non négociable et la digitalisation à marche forcée. Des errements de la première vague aux imbroglios de la quasi-obligation vaccinale, le virus a ébranlé la confiance en l’Etat, posé en termes inédits la question du sens du travail et généré une lame de fond de troubles psychosociaux.
Il n’est sans doute pas dans l’intérêt de l’Etat, ni dans ses priorités politiques, de donner des chiffres sur la santé physique et mentale des salariés durant la crise sanitaire, car sa gestion a mis en évidence des contradictions flagrantes sur les mesures de protection.
Nina Tarhouny, spécialiste des risques psychosociaux et fondatrice du cabinet Global Impact
Deux ans durant, le thème du covid a saturé les médias, mais nul ne sait au juste combien de salariés ont été contaminés dans l’exercice de leur métier, ni si les mesures sanitaires préconisées sur le lieu de travail ont été respectées et utiles.
Mauvais élèves
L’urgence biologique apparue à la fin de l’hiver 2020 a donné lieu à des dysfonctionnements dont le plus mémorable reste la cacophonie sur l’utilité des masques, puis la gestion erratique de leur distribution. La mobilisation générale a néanmoins abouti assez rapidement à un plan d’action. Du 17 mars au 10 mai 2020, le premier confinement a placé la majorité de la population à l’abri de la contamination. Pour les salariés restés en première ligne, les mesures de distanciation, le port du masque, la distribution de gel hydro alcoolique et la pose de parois de plexiglas ont limité les dégâts.
Au début de la crise, la mise en place des mesures de protection physique a été laborieuse. J’ai soutenu plusieurs procédures de droit d’alerte et de retrait pour cause de danger grave et imminent, voire même, de plaintes pour mise en danger de la vie d’autrui.
L’avocat messin Ralph Blindauer, devenu défenseur itinérant de la cause ouvrière.psychosociaux et fondatrice du cabinet Global Impact
Si la majorité des employeurs a rapidement pris la mesure de la gravité des risques dès le début de la crise, d’autres ont fait figure de mauvais élèves. Amazon France Logistique, grand gagnant des confinements, a été condamné pour ne pas avoir suffisamment évalué les risques induits par la pandémie ni associé les représentants du personnels à cette évaluation. La Poste a également été sanctionnée pour l’indigence des mesures prises pour informer ses salariés des risques de contamination. L’entreprise avait certes mis en place gel, masques et points d’eau pour se laver les mains, mais s’était contentée d’adresser aux postiers un questions-réponses pour leur rappeler les consignes gouvernementales en matière de prévention.
Pots de départ
Au-delà des cas emblématiques, personne n’a recensé les entreprises qui continuèrent à organiser pots de départ, arbres de Noël et galette des rois en milieu fermé en dépit de la pandémie. Si le premier confinement a été scrupuleusement respecté, le deuxième, du 30 octobre au 15 décembre 2021, puis le confinement partiel d’un mois à compter du 3 avril 2021, ont été observés de manière moins stricte. Même dans les entreprises respectant scrupuleusement le protocole sanitaire élaboré par le ministère du Travail, nombre de salariés ont vécu dans l’angoisse des trajets effectués dans des transports en commun aussi bondés qu’auparavant.
Un indicateur intéressant de la mesure du risque covid réside dans le Document unique d’évaluation des risques professionnels. Ce Duerp est obligatoire depuis plus de vingt ans, mais on estime que seule la moitié des entreprises l’ont effectivement rempli. Certaines d’entre elles ont saisi l’occasion de la crise sanitaire pour la remettre à jour, mais c’est encore loin d’être le cas partout.
Nina Tarhouny
Pour mémoire, le Duerp doit détailler les mesures de prévention et les porter à la connaissance de l’ensemble du personnel après consultation du CSE.
Retour à la routine
La santé des travailleurs confinés a également été mise à l’épreuve. L’inventaire des troubles physiques et psychologiques possiblement induits par l’irruption du télétravail constitue un chantier à peine entamé. Le premier confinement a été vécu par les salariés les plus chanceux comme une bulle zen qu’ils ont mise à profit pour réfléchir sur le sens de leur travail – et dans certains cas, à en tirer des conclusions radicales. La France n’a certes pas connu le « Big quit », la grande vague de démission qui a touché 20 millions de personnes aux Etats-Unis en 2021. Mais un phénomène comparable a affecté les hôpitaux et les services de santé hexagonaux. La Darès a observé en juin, puis en juillet 2021, des taux de démission respectivement supérieurs de 10,4 et de 19,4 % à la moyenne des deux années précédentes. D’autres départs plus longuement mûris se dérouleront peut-être au courant de cette année.
Catapultés dans le télétravail, les salariés ont improvisé dans l’urgence des espaces professionnels sur des coins de table, avec du matériel mal adapté et les perturbations parfois aigües de la vie familiale. A l’angoisse liée à la crainte de la maladie – parfois aggravée par des deuils – se sont ajoutées les difficultés d’une nouvelle gestion des équipes souvent erratique.
Tout le monde a été touché en même temps, sans que personne ne puisse jouer le rôle de pilier. Des tensions très vives ont éclaté entre ceux qui n’ont pas cessé le travail présentiel ou l’ont repris rapidement et ceux qui sont restés chez eux, avec le sentiment d’être oubliés ou inutiles. Ces ressentis se sont dilués avec le retour à une routine rassurante, mais on ne pourra pas les passer par pertes et profits. Il faudra bien cinq ou six ans pour avoir une vue d’ensemble des séquelles laissées par cette drôle de période.
Fabienne Lefebvre-Cardozo, psychologue du travail
Invitée permanente de plusieurs CHSCT, la consultante pointe également le désarroi des infirmiers en santé du travail, qui gardent le sentiment d’avoir été laissée sur la touche, alors que leur mission était précisément d’assurer la prévention et le respect des protocoles.
Angles morts
Fin 2020, le patronat et quatre des cinq syndicats représentatifs ont signé un accord sur le télétravail « ni normatif, ni prescriptif », mais présenté sous forme de code de bonne conduite. Certains accords d’entreprises, comme chez Cap Gemini ou chez le pétrolier Technip, font figure de référence en matière de souplesse et de respect de l’équilibre entre travail et vie privée. Mais des angles morts subsistent en matière de gestion des ressources humaines à distance.
La transmission des compétences repose sur un équilibre entre trois générations de salariés qui présentent respectivement une forte, une moyenne et une faible expérience. Ces derniers, qui se sont sentis seuls et isolés, ont beaucoup souffert du manque de tutorat. Ces failles ont entrainé des réunionnites aiguës, qui ont-elles-même engendré un surcroît de travail. Ce gap n’est pas résorbé et nuira encore à l’activité.
Marc Raffenne, docteur en sociologie du travail et fondateur du cabinet Addeo conseil, agréé par le ministère du travail en tant qu’expert auprès des CHSCT et des CSE
Selon l’enquête Tracov publiée le 28 mai 2021 par la Dares, si 54 % des travailleurs ont observé une relative stabilité des conditions de travail par rapport à l’avant-crise sanitaire, 32 % signalent des conditions de travail en partie dégradées. L’après-covid – encore tout relatif – dans laquelle les Français espèrent entrer ce printemps marque aussi la fin d’un « quoi qu’il en coûte » globalement protecteur. La reprise qui se profile n’écarte pas le risque de plans sociaux, de réorganisations et de pressions pour accroître la productivité, y compris en télétravail. « L’éclatement de la vie collective induite par le télétravail n’est pas une bonne chose. Les conventions collectives et les accords s’obtiennent lorsque les salariés sont ensemble. Quand ils sont seuls, le patronat est plus fort », Ralph Blindauer.
Transférés à domicile, les risques psychosociaux se développeront en sourdine.
Lorsque le salarié travaille depuis son domicile, l’employeur a tendance à se dédouaner des RPS qu’il encourt. Or, le terme même est de risque « psychosocial » est mauvais, car il renvoie le salarié d’abord le salarié à des problèmes psychiques personnels alors que le risque relève d’une problématique sociale.
Marc Raffenne
Reste à faire admettre à tous les acteurs de l’entreprise que lorsque le salarié travaille chez lui, ni son bien-être, ni sa santé ne relèvent de sa vie-privée.
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