Historienne de l’art, Julie Husson consacre une thèse au mécénat transfrontalier en art contemporain. La perspective d’Esch 2022, qui verra la nouvelle agglomération grand ’ducale accéder au statut de capitale européenne de la culture, lui paraît propice à la construction de passerelles entre les entreprises, l’univers muséal et les territoires dans l’espace frontalier.
Votre thèse Cifre s’intitule « Mécénat transfrontalier : dire les territoires et leurs possibles ». Comment avez-vous déterminé le périmètre de vos recherches ?
Je me suis basée sur une définition de Denis de Rougemont, qui voit la région transfrontalière comme une région virtuelle bloquée par la souveraineté des Etats – en l’occurrence, la France, le Luxembourg, la Belgique et l’Allemagne. Pour la circonscrire, j’ai établi une généalogie du mécénat, dont la figure fondatrice est Jean-Pierre Pescatore, premier homme d’affaires luxembourgeois à s’être impliqué dans le mécénat dans la première moitié du XIXème siècle. En introduisant au Luxembourg la culture des salons artistiques qu’il avait rapportée de Paris, il a développé un microcosme des élites où se sont par la suite retrouvées les grandes familles d’industriels régionaux – les de Wendel, Emile Mayrisch, fondateur de l’Arbed, les faïenciers sarrois Boch… Ces élites politiques et sociales n’ont pas cessé de se croiser.
Ces grandes familles ont-elles beaucoup apporté à l’art ?
Les familles du fer et de la forge ont contribué à tous les courants artistiques au cours du XXème siècle : art moderne, impressionnistes et postimpressionnistes, ou encore les symbolistes belges à Bruxelles. Le seul tableau que Van Gogh ait vendu de son vivant est le portrait d’Eugène Boch, que sa famille a ensuite légué aux amis du Louvre et qui se trouve désormais à Orsay.
La famille de Wendel est restée présente à travers des sociétés savantes tout au long du sillon lorrain. Chaque branche de la famille a enrichi les collections des musées régionaux. Cette tradition de mécénat industriel perdure. Au XIX ème siècle, François de Curel, membre de la famille Wendel, a été le premier mécène du musée de la Cour d’Or de Metz. Plus d’un siècle plus tard, François de Wendel a apporté 5 millions d’euros au centre Pompidou-Metz au titre de sa fondation franco-luxembourgeoise.
La culture du mécénat diffère-t-elle en fonction des pays ?
Oui, d’abord pour des raisons historiques. En France, l’annexion qui a suivi la guerre de 1870 a constitué un arrachement culturel. Toute l’élite est partie à Nancy ou à Paris. Les Allemand y ont imposé un modèle d’intégration culturelle peu apprécié par les locaux. Le Luxembourg était à cette époque une sorte de tiers-monde pauvre et sans Etat. Les élites industrielles y ont construit à la fois la politique et la politique culturelle. Elles sont à l’origine de la démocratisation de la culture au Grand-Duché.
L’inspiration même du mécénat diffère en fonction des pays. L’Allemagne, de culture protestante, prône un don désintéressé, sans réduction fiscale ni contrepartie. Cet évergétisme, qui consiste, pour les notables, à faire profiter la collectivité de leurs richesses, culmine aux Etats-Unis. En France, en Allemagne et au Luxembourg, la notion d’Etat-providence conduit à la prise en charge publique des politiques culturelles – quitte à occulter le mécénat historique.
A quoi le mécénat sert-il aujourd’hui ?
Un don n’est jamais désintéressé. Il permet à tout le moins de se valoriser en société. En France, la loi Aillagon structure cet aspect utilitariste. Elle donne droit à 60 % de réduction fiscale, bien plus avantageux de la déduction, et autorise une valorisation à hauteur de 25 %. En Allemagne, il n’y a ni réduction fiscale, ni contrepartie. Au Luxembourg, un décret de 1982 autorise des contreparties, mais pas les contreparties. Cela engendre des pourparlers, ce que j’appelle un mécénat d’alcôves.
Outre les réductions fiscales, que peuvent espérer aujourd’hui les entreprises mécènes ?
Au Luxembourg, les entreprises ont largement alimenté les collections des musées – notamment, du Mudam. Certaines d’entre elles ont appris à utiliser l’art dans le « team building », également appelé Art management. Ainsi, le cabinet d’audit PWC invite régulièrement ses collaborateurs à visiter des expositions au Mudam. Les équipes se retrouvent, découvrent des œuvres, déjeunent ensemble… La cohésion s’en trouve renforcée.
Ce système gagnerait à être développé en France. Au lieu de vendre des places, les musées doivent innover en termes de valorisation des contreparties de mécénat. Pour les entreprises, cette formule peut également être avantageuse. Le mécénat français prévoit également la possibilité de soutenir directement la création. Dans ce domaine, tout reste à créer.
La désignation d’Esch-sur-Alzette comme capitale européenne de la culture en 2022 constitue-elle une opportunité en termes de mécénat ?
Esch 2022 peut relancer le mécénat transfrontalier. Le Luxembourg n’a pas de problème financier, ni de structure, mais les entreprises peuvent saisir cette opportunité pour sortir du mécénat d’alcôve. Il serait possible de s’accorder sur une charte éthique inspirée du modèle français. Côté lorrain, une bonne cinquantaine d’entreprises disposent d’un double siège en France et au Luxembourg. Esch 2022 leur permettrait d’associer leurs noms à des dons qui contribueraient à l’économie locale, à l’attractivité du territoire sur le plan régional, national, transfrontalier et international.
Propos recueillis par Pascale Braun
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