Après des études de lettres à Bordeaux, un diplôme de management culturel à Berlin, Julia Hartnick a assuré des fonctions de coordinatrice en Moselle et en Sarre. En 2015, elle a cofondé avec Soenke Zehle K8 – Institut für strategische Ästhetik, un think tank scientifique et culturel sans équivalent en Allemagne. Emanation de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts du Land de Sarre (Bildenden Künste Saar), la structure de 9 salariés étudie l’impact de la digitalisation sous un angle pluridisciplinaire. Après le projet Resonanzen, consacré à l’architecture sarroise de l’immédiat après-Guerre, K8 entend démontrer avec « Maschinenraüme » (la Salle des machines) les étonnantes corrélations entre les années 1920 et 2020.
K8 est partenaire de l’exposition « Les années 20 en Sarre », qui s’est ouverte ce 19 octobre 2019 au musée historique de la Sarre (1). En quoi cette participation consiste-t-elle ?
Nous apportons quatre modules à l’exposition. La station « électrification » invite le visiteur à entrer dans une station d’électricité pour percevoir les notions de réseaux et d’interdépendance qui sont apparus à cette époque. La station « cinéma du vingtième siècle » montre la richesse de l’offre cinématographique des années 20 : en trois ans de recherches, nous avons trouvé la trace de plus de 700 films projetés à Sarrebruck, qui vont du divertissement aux productions internationales en passant par les documentaires ou les films expérimentaux. Dans les années 20, le cinéma était l’équivalent de Netflix aujourd’hui et le monde était déjà médiatisé. La troisième station porte sur la mémoire des machines. Nous avons recouru à l’intelligence artificielle pour coloriser des photos d’époque. Le résultat montre à la fois la puissance de l’IA et ses faiblesses. Par exemple, pour elle, les feuilles d’un arbre sont toujours vertes. Cela renvoie aux questions soulevées par l’apparition des premiers robots, et cela indique que la machine ne pourra pas remplacer l’homme. Enfin, la station « Métropole du sud » présente une reconstitution en 3D de la ville de Sarrebruck à partir des images retrouvées de l’époque.
Que pensez-vous démontrer avec le projet Maschinenraüme ?
Notre thèse de départ est la suivante : dans les années 20, l’électrification a suscité autant de bouleversements que le digital aujourd’hui. Elle s’est accompagnée d’une révolution dans les transports, avec les tramways et le décollage des premiers avions. Elle a créé des interactions nouvelles et une interdépendance qui a entraîné tout un chacun dans un réseau dont il n’était plus possible de sortir. La salle des machines produisait de l’électricité pour tous, mais l’industrie était prioritaire. Le courant pouvait donc être coupé en cas de besoin. Ce risque alimentait les craintes d’un attentat qui couperait l’électricité, comme il existe aujourd’hui la crainte d’attaques magnétiques qui détruirait Internet.
Quelles sont les incidences contemporaines de ce constat ?
La Salle des machines est une métaphore. Nous étudions les utopies, mais aussi les dystopies qui sont nées voici un siècle. Notre objectif est de trouver des modèles pour réagir, mais aussi co-construire notre époque, d’en être partie-prenante plutôt que de subir passivement les changements.
Dans le sillage de Maschinenraüme, nous organisons d’autres projets comme la tenue, en juillet dernier, du Libre Graphics Meeting 2019 dans les locaux de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts du Land de Sarre à Sarrebruck. Cette manifestation a réuni la communauté internationale des hackers et des logiciels libres, qui cherche à échapper à l’emprise des logiciels propriétaires, notamment en développant des créations graphiques alternatives.
Nous lançons également des salons « Maschinenraüme », dans l’esprit des salons français du XIXème siècle, pour évoquer avec nos partenaires de Sarre et de la Grande Région une réflexion sur le passé industriel à la lumière du présent. Nous coopérons entre autres avec le centre de recherche sarrois DKFI sur les questions de l’éthique dans l’IA.
Quelle est la dimension transfrontalière de ces projets ?
A Sarrebruck, nous ne sommes jamais loin de la Lorraine. Nos recherches documentaires sur les années 20 nous ont quelquefois conduits à franchir la frontière. Nos travaux sur l’open data nous ont conduits à coopérer avec Bliiida à Metz ou le CNA au Luxembourg. Nous participons également à des hackathons grands-régionaux.
Notre grande exposition Resonanzen, qui constituait la contribution de la Sarre à l’année européenne du Patrimoine en 2018, s’inscrivait dans les projet Interreg Pierres numériques et européen Sharing Heritage, qui ont rapproché les acteurs de l’histoire, de la culture et des Beaux-Arts sur le thème de la valorisation du patrimoine européen.
En 2020, notre grand projet portera sur l’artiste belge Frans Masereel, inventeur du roman graphique, qui fut enseignant à l’Ecole supérieure des Beaux-Arts du Land de Sarre durant l’après-Guerre. En 2017 et 2018, nous avons organisé des expositions transfrontalières de ses œuvres à Nancy, Paris et Eupen, en partenariat avec fondation Frans Masereel, basée à Sarrebruck. Masereel a illustré en 1921 le livre de Romain Rolland « La révolte des machines ». Les deux hommes souhaitent faire un film de cette satire. Nous nous proposons de réaliser cette œuvre, toujours en partenariat avec la fondation Franz Masereel.
Propos recueillis par Pascale Braun
(1) « Les années 20 en Sarre. Vivre entre tradition et modernité dans un territoire sous mandat international » du 19 octobre 2019 au 24 mai 2020 au musée historique de Sarrebruck.
--Télécharger l'article en PDF --
Poster un commentaire