Ancien chargé de mission pour la coopération territoriale à la Datar, Jean Peyrony dirige la Mission opérationnelle transfrontalière. Pilotée par le Commissariat général à l’Egalité des Territoires, la Caisse des Dépôts, le Ministère des Affaires étrangères et le Ministère de l’Intérieur, cette structure qui regroupe une soixantaine de collectivités dans 11 pays d’Europe joue depuis une vingtaine d’années un rôle d’assistance et de mise en réseau.
Observateur avisé des coopérations transfrontalières françaises et européennes, le directeur de la MOT confirme le rôle moteur du Grand Est dans ce domaine, mais s’inquiète du recul de l’idée européenne.
Compte tenu de la multiplicité de ses coopérations avec quatre pays, le Grand Est occupe-t-il une place particulière parmi les autres régions frontalières de France ?
La région est en droit de revendiquer la réalité de son intégration transfrontalière. L’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne étaient toutes les trois membres de la MOT. La coopération franco-allemande fonctionne depuis plusieurs décennies et les deux grands pôles frontaliers, le Rhin supérieur et la Grande Région, n’ont pas attendu les fonds européens pour communiquer entre eux. Certaines autres régions françaises, notamment les Hauts-de-France, présentent des flux transfrontaliers et des échanges commerciaux considérables, mais l’intégration y est moins forte. Au vu de ses réalisations et de ses projets, le Grand Est constitue la référence française de la coopération transfrontalière.
Quelles coopérations du Grand Est vous paraissent-elles pionnières ou exemplaires ?
Je citerai les trams de Strasbourg-Kehl et Bâle-Saint-Louis, les coopérations universitaires, les clusters transfrontaliers ou encore, les démarches de gouvernance urbaine engagées à Strasbourg, Bâle ou Sarrebruck. Dans le Grand Est, les relations franco-belges font figure de parent pauvre, mais les relations entre la France, l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse sont fortes et reposent sur des gens très motivés – même si à certains égards, on remonte un escalier mécanique à l’envers. Ainsi, la connaissance réciproque de la langue du voisin régresse. La Frankreichstrategie engagée par la Sarre constitue une initiative magnifique, ses promoteurs y croient, mais elle se heurte à des forces contraires : les gens n’ont pas forcément envie d’apprendre la langue du voisin.
La situation du Grand Est vis-à-vis de ses voisins se caractérise par de grandes inégalités, notamment sur le plan de l’emploi. De tels déséquilibres sont-ils observés dans d’autres régions frontalières françaises ?
En ce qui concerne le chômage, on observe également des déséquilibres à la frontière franco-suisse qui commence dans le Grand Est. La région Rhône-Alpes compte également un grand nombre de travailleurs frontaliers. Dans les départements de l’Ain et de Haute Savoie, l’emploi suisse atténue le chômage. Les déséquilibres économiques et démographiques y sont moindres et les inégalités fiscales sont réduites par le système de péréquation instauré dans le canton de Genève. La question linguistique ne se pose pas de la même manière qu’entre l’Allemagne et la France – même en Suisse germanophone, certaines opportunités ne sont pas saisies du fait de l’obstacle de la langue.
Dans quelle mesure peut-on considérer que les frontières sont des ressources ?
Les grandes inégalités et grands déséquilibres induisent une dynamique. On peut construire une coopération, mais ce n’est pas une fin en soi. Il faut aussi trouver le moyen de rééquilibrer les choses sur place – en l’occurrence, de créer des emplois de ce côté-ci de la frontière. En tant qu’aménageurs, nous n’entretenons pas d’opposition. Autour de Bâle, de Luxembourg ou de Sarrebruck, les questions de développement se posent en termes de rapports entre périphéries et centres urbains.
De bonnes infrastructures de transport peuvent contribuer au rééquilibrage. Voici cinquante ans, l’Ile-de-France a vu naître des villes nouvelles. Dans un premier temps, les habitants s’y sont installés pour aller travailler à Paris. Peu à peu, ils ont trouvé du travail sur place et il arrive à présent que les trajets s’effectuent dans l’autre sens. Aux frontières du Grand Est, je ne pense pas que les sièges des grandes multinationales bâloises s’implanteront en Alsace, mais Saint-Louis ou Mulhouse peuvent jouer un rôle de back-office. La frontière constitue toujours une opportunité pour les particuliers. C’est également une chance pour les collectivités si elles parviennent à instaurer une politique commune, un aménagement concerté et des financements qui traversent la frontière.
La coopération transfrontalière pâtit-elle des revers de l’Union européenne ou peut-elle au contraire espérer un nouvel élan ?
L’Union européenne facilite l’intégration. Si elle va mal, la coopération risque de rétrograder. Dans les faits, les flux frontaliers ne diminuent pas, les fonds Interreg sont consommés et la coopération se poursuit. Mais nous voyons s’allumer un certain nombre de warnings. Le retour des contrôles aux frontières n’est pas encore dramatique, mais il a marqué les esprits à la frontière luxembourgeoise après les attentats de novembre 2015 à Paris et font perdre beaucoup de temps aux travailleurs frontaliers de l’Øresund, entre la Suède et le Danemark. S’ils se multiplient, ces contrôles peuvent faire diminuer les déplacements et engendrer des anticipations négatives. Le vote populiste très fort aux frontières est également inquiétant. Dans le même ordre d’idée, la Suisse vote contre les travailleurs frontaliers alors même que les économistes s’accordent à considérer que l’on ne peut pas s’en passer. Ces phénomènes traduisent sans doute un ressentiment, mais aussi une disjonction entre la réalité socio-économique et une représentation erronée de l’ouverture des frontières. Les visions fabriquées dans un contexte national ne sont favorables ni au transfrontalier, ni à l’Europe. La surenchère politique qui en rajoute dans le négatif va de pair avec le sous-investissement des élus dans les questions transfrontalières réelles. Nous nous trouvons à la croisée des chemins. La cause n’est pas perdue, mais le risque existe.
Propos recueillis par Pascale Braun
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