« Suivre l’expérience des coopérations transfrontalières »
A partir de l’expérience transfrontalière de la Grande Région, il est possible d’imaginer, à une plus grande échelle, une éventuelle harmonisation fiscale et des coopérations de proximité. Les prémices d’une prochaine Europe sociale.
E & C : Le travail transfrontalier n’a cessé de croître dans la Grande Région. Est-ce lié aux reconversions successives ou cela exprime-t-il un phénomène plus durable, qui s’étendrait à d’autres bassins d’emploi transfrontaliers ?
Jean-Marc Mohr : Le travail frontalier a d’abord constitué une réponse à la crise, avant de devenir un phénomène durable. En Lorraine, le nombre de frontaliers n’a jamais cessé de croître depuis les années 1970, indépendamment des fluctuations de l’emploi côté français. Les mono-industries charbonnière et sidérurgique avaient contré l’implantation de moyennes entreprises sur leur territoire pour conserver l’hégémonie de la main-d’oeuvre. Lorsqu’elles ont amorcé leur déclin, leurs salariés n’ont guère eu d’autre alternative que celle de chercher du travail de l’autre côté de la frontière.
La croissance du Luxembourg, qui s’est progressivement imposé en tant que place forte financière et grand consommateur d’emplois tertiaires, a favorisé le phénomène. La Sarre, où le marché du travail n’est guère plus favorable qu’en France, ne compte pas moins de 26 000 travailleurs lorrains. Les frontaliers occupent, aujourd’hui, des emplois situés aux deux extrémités de l’échelle sociale. Des promotions entières d’écoles de commerce de Metz partent travailler au Luxembourg, mais le gros des troupes françaises, au Grand-Duché comme en Sarre, se compose d’emplois faiblement qualifiés dans la restauration, le bâtiment, l’industrie ou les transports. Le même phénomène se retrouve entre l’Alsace et la Suisse, entre la Hongrie et l’Autriche, ou encore, entre l’Allemagne et la Pologne.
E & C : Les quatre pays, au sein du CES GR, présentent des écarts en matière de protection sociale et de rémunérations. Ces disparités se retrouvent de manière plus criante entre les membres fondateurs de l’Europe et les entrants. L’expérience de la Grande Région peut-elle s’appliquer à l’Europe élargie ?
J.-M. M. : L’exemple de la Grande Région démontre que les différences de charges sociales entretiennent toujours une vive concurrence lorsqu’il s’agit de favoriser une implantation, alors même que les conditions de travail et les salaires demeurent à peu près comparables. Le fossé existant entre les charges, les salaires et le degré de protection sociale des pays de l’ancienne Europe et ceux des entrants génère de véritables dérégulations. Or, l’expérience nous montre que le comité économique et social européen se heurte constamment aux législations nationales sur le travail. Pour l’heure, les progrès se situent plus à l’échelon des coopérations transfrontalières qu’au niveau européen.
Nous avons, ainsi, mis en place, dans la Grande Région, un réseau de médiateurs chargés de réguler les conflits entre les travailleurs frontaliers et leurs employeurs ou administrations. Le même dispositif de médiation sera mis en place dans les chambres consulaires pour traiter les litiges administratifs. Enfin, le CES GR constitue, depuis sa création, en 1997, un espace de dialogue social paritaire qui n’existe pas encore à l’échelon européen.
E & C : De quels moyens les régions peuvent-elles se doter pour retenir les salariés ou réguler les migrations ?
J.-M. M. : Il n’y a pas de recette miracle, d’autant que les accords de Schengen prévoient explicitement la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens au sein de l’Union européenne. Mais l’exemple du projet Esch-Belval – la construction d’une nouvelle agglomération sur les friches sidérurgiques du sud du Luxembourg -, qui générera la création de quelque 30 000 emplois au cours des dix prochaines années, démontre que les Etats et les régions ont un rôle à jouer dans l’attractivité de leurs territoires.
La Lorraine aurait pu se cantonner à son rôle traditionnel de pourvoyeuse de main-d’oeuvre. Mais, dans ce cas, elle n’aurait tiré de ce projet que des désagréments : flambée des prix du foncier sur la bande frontalière, problèmes d’infrastructures et de transports… Or, les collectivités locales sont parvenues à associer le Grand-Duché au financement de certaines rames de transports régionaux, et les services de l’Etat travaillent à une harmonisation fiscale au sein d’une future zone franche frontalière. A partir de cet exemple régional, il est possible d’extrapoler à une plus grande échelle. L’harmonisation fiscale et les coopérations de proximité peuvent engendrer une nouvelle Europe sociale.
* Réunissant six régions – la Lorraine, la Sarre, la Rhénanie-Palatinat, le Luxembourg, la Wallonie et le Luxembourg belge -, la Grande Région compte 155 000 travailleurs frontaliers.
ses lectures
- Vive le papy boom, Robert Rochefort, éd. Odile Jacobpoche, 2004.
- Maktoub, Paolo Coehlo, Anne Carrière éd., 2004.
- Mutations industrielles, Annales des mines, mai 2004.
parcours
Aux Houillères du Bassin de Lorraine, Jean-Marc Mohr a été représentant CFTC dans les négociations sur le devenir des installations minières et sur la reconversion du bassin houiller. De 1998 à 2000, il a été le dernier président du Comité consultatif de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca).
Vice-président du CES de Lorraine, il est également président du CES de la Grande Région qu’il entend transformer en outil au service du développement économique, social et culturel de l’espace transfrontalier Sarre-Lorraine-Luxembourg-Belgique.
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