Directeur du festival Passages, Hocine Chabira défend l’idée d’un théâtre multiculturel, libérateur et humaniste. La prochaine édition, qui se tiendra à Metz du 10 au 19 mai 2019, mettra à l’honneur des artistes d’Afrique du Sud, du Burkina Faso, des Caraïbes, du Congo-Brazzaville, d’Éthiopie, mais aussi d’Irak, de Syrie, de Turquie ou d’Allemagne. L’événement accueillera également des rencontres professionnelles à dimension transfrontalière.
Vous ouvrirez le 9 mais votre deuxième festival Passages en tant que directeur. De quoi s’inspire votre programmation ?
Depuis sa création par Charles Tordjman voici près d’un quart de siècle, Passages a toujours voulu être en phase avec l’actualité. Cette édition s’inspire d’une petite phrase de Donald Trump en janvier 2018, qui a parlé de « pays de merde » à propos de l’Afrique et des Caraïbes. Ces propos ont suscité beaucoup d’indignation et de protestations. Je me suis demandé comment nous-mêmes, nous considérions les artistes des Caraïbes.
En me rendant sur place, je me suis aperçu que pour les artistes de Martinique, la France métropolitaine n’est pas si proche que cela. J’ai eu l’impression d’une France de seconde zone à laquelle on ne s’intéresse pas tellement. Les artistes locaux ont beaucoup de mal à se produire dans ce qu’ils appellent « le Vieux Continent » ou l’Hexagone. Il leur est plus facile de se produire en Amérique du nord ou du Sud, notamment pour des raisons financières. Cela m’a incité à leur donner la possibilité de s’exprimer. Quand j’ai annoncé mon choix, les réactions ont été positives, mais perplexes, car la plupart des spectacles n’avaient jamais été présentés dans l’Hexagone. La programmation de cette édition de Passages prouve que les artistes d’Afrique et des Caraïbes ont des choses à nous dire.
Les thématiques des Caraïbes sont-elles proches de celles que nous connaissons dans l’Hexagone ?
Oui. J’y ai retrouvé la question du lien postcolonial, qui n’est toujours pas résolu, et qui explique notre rapport ambigu à l’Afrique et aux Caraïbes. Dans sa pièce « Aliénation (s), Françoise Dô revient sur la période du Bumidom, ce bureau des migrations mis en place dans les années 1960 sous l’impulsion de Michel Debré. Pour étouffer un fort mouvement de contestation, 70.000 Antillais se sont vus offrir un aller simple pour l’Hexagone, avec à la clé des tâche subalternes. Cela a constitué un choc pour la jeunesse antillaise. Beaucoup sont repartis, ou en gardent une forte rancœur. La pièce « Les Verdicts guyannais » présentée par le théâtre de l’Entonnoir retrace le parcours de trois jeunes acteurs qui, à 16 ans, se sont promis de se retrouver dix ans plus tard. Ils ont fait leurs classes dans des écoles de théâtre de Paris et de Strasbourg et se racontent avec une acuité et une maturité incroyables.
Dans « Babel Guyane » mis en scène par Ricardo Lopez Muñoz, le comédien Roberto Jean, né à Haïti, revient sur un parcours à peine imaginable. Né à Haïti, il a effectué seul, à 7 ans, le voyage jusqu’en Guyane. Il a obtenu la nationalité française, mais il exprime la difficulté qu’il y a à être un homme noir en France. La musique guadeloupéenne Gwo Ka du groupe 7son@to nous font découvrir une musique traditionnelle très vivante qui se nourrit de la modernité. Les jeunes s’approprient la tradition, mais changent les paroles, et créent des textes très acerbes, absolument pas passéistes ou désuets.
Au-delà du festival, quels liens Passages entretien-t-il avec la ville de Metz, la Lorraine et la Grande Région ?
Ces dix jours de festival sont une partie émergée de l’iceberg. Un millier de scolaires assisteront aux spectacles de Passages et ils auront tous bénéficié au préalable d’une médiation assurée par notre équipe. Passages anime également trois ateliers interculturels, qui présenteront leur spectacle le 19 mai lors du pique-nique de clôture. Ces ateliers qui se tiennent dans trois quartiers de Metz – Borny, la Patrotte et au centre ville – sont ouverts à tous, y compris ceux qui ne parlent pas le français. La Compagnie de l’Escalier, basée à Nancy, anime des ateliers de poésie à l’école primaire du Sablon. Des élèves de Bac Pro métier de la mode ont réalisé certains costumes du festival. Passages a également accompagné une dizaine de jeunes de la Mission locale lors d’ateliers théâtre, photo, écriture. Certains d’entre eux seront bénévoles lors du festival. Nous espérons leur avoir redonné le goût de l’implication sociétale. Nous avons également organisé avec des étudiants étrangers l’exposition de photos « Ailleurs à Metz ». Leurs clichés leur a permis de retrouver dans la ville des espaces en lien avec leurs pays d’origine.
Passages sera également l’occasion de plusieurs rencontres professionnelles. Quelle place y tient la thématique transfrontalière ?
La première rencontre, intitulée Parcours Festival, est organisée par l’Agence culturelle du Grand Est sur deux jours pour permettre à quatre équipes de rencontrer des programmateurs et de mieux comprendre l’articulation entre le chargé de diffusion et de production et le directeur artistique au cours d’un festival. Le 16 mai, l’Office national de diffusion artistique organise une Rencontre interrégionale de diffusion artistique (Rida) qui réunira une trentaine de programmateurs internationaux et transfrontaliers pour évoquer les productions à venir, sur tous les champs artistiques. Le 17 mai, l’Agence culturelle du Grand Est et la Région Grand Est organisent des ateliers autour des questions juridiques, fiscales et sociales que soulèvent les projets menés de part et d’autre des frontières de notre région. Les pratiques sont très différentes. Par exemple, il est possible de payer les bénévoles en Belgique. En Allemagne, il existe des chèques, même symboliques, pour rémunérer les personnes en situation d’exil. Le traité d’Aix-la-Chapelle laisse entrevoir la création de zones qui auront leur propre mode de fonctionnement. Dans la Grande Région, nous avons tous intérêt à harmoniser ce qui se fait de mieux.
Comment se déroule le programme Bérénice, piloté par Passages depuis 2016 ?
La Caravane Bérénice se met en place. Elle part sur les routes de la Grande Région et arrivera à Metz en septembre prochain, pour présenter les créations de compagnies de théâtre Pardès rimonim à Metz, La SoupeCie à Strasbourg et le Corridor à Liège. Nous avons beaucoup appris au cours de ces trois ans de travail avec des partenaires lorrains, belges, allemands et luxembourgeois, mais les projets Interreg sont frustrants. Nous avons à peine eu le temps de nous connaître, de comprendre nos mécanismes respectifs, de préparer des projets, et l’aide s’arrête. Nous réfléchissons déjà à l’après-Bérénice.
Propos recueillis par Pascale Braun
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