Artisan de nombreuses coopérations transfrontalières entre la France et la Belgique et dans la Grande Région, Henri Lewalle a conçu et rédigé 14 projets Interreg. Validé fin février 2020, le dernier en date, Cosan, vise à créer en un observatoire transfrontalier de la santé et à faciliter les services médicaux d’urgence de part et d’autre des frontières du Grand Est.
Pour cet expert reconnu, correspondant de l’Espace social européen en matière de santé et chargé d’enseignement, notamment à l’université de Lorraine, la pandémie en cours démontre le caractère vital de l’entraide aux frontières.
Comment l’Observatoire européen de la santé transfrontalière (OEST), chef de file du projet Interreg V Cosan, se mobilise-t-il dans le contexte de la pandémie de Covid 19 ?
Cette structure est en cours de structuration. Toutes les réunions que nous avions prévues sont annulées, il n’est pas possible de franchir les frontières actuellement et il serait de inopportun de perturber les professionnels de santé en pleine situation d’urgence. Mais nous travaillons autant que possible pour être prêts dès que le contexte sera redevenu plus serein. A l’avenir, il faudra donner à la coopération sanitaire transfrontalière la chance de se réaliser.
Les objectifs de Cosan sont-ils en phase avec la crise actuelle ?
Absolument. La situation actuelle montre le manque de données et la nécessité d’agir. Dans une première phase, Cosan vise à créer en Grande Région un observatoire de la santé comme il en existe un sur l’emploi. Il faudra comparer les indicateurs respectifs des différentes régions qui la composent, les harmoniser et peut-être en créer de nouveaux. Pour l’heure, nous ne nous basons pas toujours sur les mêmes éléments pour définir la morbidité ou le taux de prévalence car la collecte des données s’effectue à des niveaux différents (régions, départements, arrondissements, communes…).
Dans son deuxième module, Cosan se propose d’étendre les coopérations hospitalières frontalières, d’améliorer la synergie entre services médicaux d’urgence transfrontaliers et de déployer tout au long de la frontière la méthodologie développées sur les sept Zones organisées d’accès aux soins transfrontaliers (Zaost) entre la France et la Belgique.
Quels sont les acteurs associés à Cosan ?
Le projet, doté d’un budget de 1,2 million d’euros, regroupe 34 organismes ou institutions dont dix sont des opérateurs partenaires. Parmi eux figurent quatre centres hospitaliers : le centre SOS Alpha Santé de Mont-Saint-Martin, la SHG Kliniken Völklingen, l’hôpital Vivalia CSL d’Arlon et le centre hospitalier Emile Mayrisch d’Esch-sur-Alzette. Outre l’OEST, et l’association Cotrans, les opérateurs institutionnels sont l’Eurodistrict SaarMoselle, l’Observatoire de la santé du Grand Est, la CPAM de la Moselle et la Mutualité socialiste de la province du Luxembourg.
Parmi les partenaires méthodologiques, nous comptons notamment les ministères de la santé et des affaires sociales de Rhénanie-Palatinat, de Sarre, du Grand-Duché et de Wallonie et de la communauté germanophone de Belgique, quatre hôpitaux de Metz, Sarrebruck, Sarreguemines, Luxembourg et Saint-Vith, le Samu Centre 15 de Moselle, dirigé par le président des Samu français François Braun, le Sdis de la Moselle, plusieurs fédérations de médecins et les représentants de l’assurance maladie de l’ensemble de la Grande Région.
Quel modèle voulez-vous promouvoir ?
Il y en a au moins deux. La convention d’aide médicale d’urgence (AMU) signée en 2008 entre les services médicaux d’urgence de Mont-Saint-Martin, en Meurthe-et-Moselle, et d’Arlon, permet une coopération exemplaire, depuis la hiérarchisation des appels jusqu’à l’intervention. Dans un espace rural et forestier faiblement peuplé, cette coopération fait gagner des minutes précieuses, notamment en cas d’AVC : il se déroule en moyenne un quart d’heure entre un appel d’urgence et l’intervention du Smur ! L’aide médicale d’urgence dans l’espace frontalier franco-belge représente environ 500 interventions par an, soit l’équivalent d’un service d’urgence sans avoir à mobiliser de moyens et de coûts supplémentaires. Cette coopération est exemplaire et pourrait-être développée dans la Grande Région. C’est mon vœu le plus cher.
L’autre exemple remonte aux années 2000, dans la pointe nord des Ardennes. La fermeture de la clinique de Givet constituait un risque pour les femmes enceintes et les enfants à naître : il faut une bonne heure sur des routes difficiles pour se rendre à Charleville. L’Agence hospitalière de santé de Champagne-Ardenne de l’époque a sollicité les autorités sanitaires belges pour autoriser ces femmes à se rendre à l’hôpital de Dinant, en Belgique, à 20 kilomètres de Givet. La maternité s’est ouverte aux parturientes, puis aux soins post-accouchement, à la pédiatrie et au suivi gynécologique des grossesses à risque. En 2008, une convention a donné aux frontaliers accès à tous les services de l’hôpital. Ces flux transfrontalier sans autorisation administrative préalable assure aux résidents frontaliers des soins de proximité de haute qualité.
Cette coopération s’est-elle déjà exercée en situation d’épidémie ?
Oui, notamment entre Mouscron (Belgique) et Tourcoing (Nord) en 1993, pour soigner les malades du sida. Le seul centre de référence belge était à Bruxelles, à une heure et demi de Mouscron, ce qui rendait particulièrement difficiles les trithérapies que les malades devaient suivre trois fois par semaine. Ces personnes ont été accueillies à Tourcoing dans le service des maladies infectieuses dirigé par le Pr Mouton, devenu par la suite référent français pour le Sras. En échange, les hôpitaux belges ont ouvert leur service de dialyse aux insuffisants rénaux français. Ce modèle de coopération s’est développé dans l’ensemble de l’espace frontalier franco-belge et permet de soigner 20.000 patients chaque année. Il démontre que la thèse selon laquelle l’ouverture des frontières sanitaires donnerait lieu à des flux non maîtrisés est complètement fausse. La notion d’identité nationale reste présente dans l’esprit des patients. Les malades ne traversent la frontière pour se faire soigner que lorsqu’ils en ont réellement besoin.
Avez-vous des exemples de coopération en cas de catastrophe ?
Oui. En juillet 2004, l’explosion d’une conduite de gaz à Ghislenghien, en Belgique, a tué 24 personnes et fait 132 blessés ou brûlés. La solidarité internationale a permis de soigner les grands brûlés dans les services spécialisés du nord de la France, du sud de la Hollande et d’Allemagne. D’autres situations catastrophiques auraient pu permettre de renforcer la solidarité en matière de santé. Tchernobyl avait déjà révélé le manque de coordination aux frontières. En 2009, l’épidémie de grippe H1N1 a mis en évidence la disparité des moyens. En France, le rationnement de l’offre de soins et la pénurie de médecins s’avère lourd de conséquences. Si l’ARS du Grand Est a accepté l’offre du Bade-Wurtemberg, de Suisse, de la Sarre et du Grand-Duché de Luxembourg, c’est parce que les établissements d’Alsace et de Lorraine ne sont pas en capacité de faire face à l’afflux des patients qui arrivent, surtout dans les hôpitaux de Mulhouse.
La solidarité transfrontalière qui se met en place ici met en exergue la nécessité de coopérer entre les acteurs frontaliers de proximité et montre l’opportunité de développer une coopération transfrontalière plus vaste dans la Grande Région.
Cette crise épidémique nous démontre l’effet ciseaux du rationnement des dépenses de santé au cours de la dernière décennie et du manque de transfert de compétences sanitaires à l’échelle européenne pour coordonner efficacement les interventions des systèmes de santé. Ce ne sont pas les institutions européennes qui sont en cause : elles n’ont que les compétences que les Etats leur accordent. Mais l’heure n’est pas aux plaintes ni aux regrets. Il faut espérer à l’avenir plus de solidarité, des compétences renforcées à l’échelle de l’Union européenne et une moindre rationalisation de l’offre de soins, tout particulièrement dans les régions transfrontalières. La crise que nous vivons nous montre à quel point la santé publique est un sujet majeur. Il est même essentiel pour nos vies au quotidien, nos économies et nos libertés.
Propos recueillis par Pascale Braun
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