Spécialiste du management interculturel, de l’expatriation et de la diversité linguistique, Hélène Langinier a entre autres étudié l’intégration des cadres internationaux – et notamment des femmes – dans l’environnement culturel luxembourgeois et le multilinguisme en milieu industriel. Dans ces deux cas et dans bien d’autres, l’ouverture d’esprit, la tolérance et la curiosité constituent des facteurs d’intégration et de performance.
Vous conduisez actuellement une recherche sur les femmes expatriées venues de pays émergents qui atteignent des postes à responsabilité au Luxembourg. Dans quel contexte menez-vous ces travaux ?
Alors que la littérature scientifique évoque régulièrement les difficultés auxquelles se heurtent les femmes dans la vie professionnelle – plafond de verre, équilibre entre vie privée et vie professionnelle… – il nous a paru intéressant de travailler sur les facteurs de succès. Le modèle luxembourgeois, très internationalisé et en forte croissance, se prêtait bien à cette recherche.
Nous avons pour l’instant rencontré une vingtaine de femmes originaires soit d’Asie, soit d’Europe de l’Est, qui ont suivi de hautes études tantôt dans leur pays d’origine, tantôt dans de grandes écoles internationales. Pour travailler dans des cabinets d’audit du Grand-Duché, elles ont dû passer leur révisorat d’entreprise, l’équivalent luxembourgeois du diplôme français d’expert-comptable. Toutes ont atteint une certaine position dans l’entreprise, où elles comptent bien continuer à progresser. Nous avons comparé leur parcours à celui des hommes et pris en compte l’analyse de leur superviseur.
Ces femmes ont-elles des points communs ?
Elles sont toutes très sûres d’elles, confiantes en leurs compétences et convaincues qu’elles apportent une valeur ajoutée à l’entreprise. Elles maîtrisent plusieurs langues, ce qui a contribué à leur carrière. Ainsi, les Mauriciennes qui maîtrisent à la fois l’anglais et le français bénéficient d’un avantage certain. Elles ont aussi prouvé leur capacité à travailler dans un environnement multiculturel et à se montrer efficaces dans une équipe où sont représentées cinq ou six nationalités. La différence avec les hommes occupant les mêmes postes porte sur la manière dont elles gèrent l’équilibre entre vie privée et vie personnelle. Soutenues par leur environnement – les conjoints, l’entourage, les nounous –, elles assurent la logistique familiale de manière implacable. Elles effectuent beaucoup d’heures de travail et connaissent le regard négatif porté sur les femmes qui rentrent tard. Elles ont résolu la question par une organisation hors-pair. Elles disent toutes y être parvenues, mais la question mérite peut-être d’être creusée davantage.
Le modèle luxembourgeois vous semble-t-il transposable en France ?
Cela dépendra des chances que donneront les décideurs français à ces femmes, que nous nommons les Self-Initiated Expatriates, de réussir à des postes à haute responsabilité. Au Luxembourg, la pression sur le marché de l’emploi est très forte et 70 % des recrutements de haut niveau se font en-dehors de l’Union européenne. La France n’en est pas là, mais les groupes internationaux manquent également de compétences, notamment dans les domaines de l’informatique et de la finance.
La multiculturalité est la compétence-clé de demain. Dans les grandes entreprises, notamment celles qui sont cotées en Bourse, il sera de plus en plus difficile de rester entre Français. Les femmes venues de pays émergeant, représentant ou non des minorités visibles, peuvent répondre à ces besoins si les recruteurs perçoivent l’intérêt de cette contribution se focalisent sur leurs compétences.
Cela étant, le multiculturalisme n’est pas exempt de difficultés et peut donner lieu à des malentendus. Par exemple, les relations hiérarchiques sont beaucoup moins fortes en Amérique du nord qu’en France, où le salarié s’attend à être dirigé et contrôlé. J’ai ainsi entendu une chef de projet canadienne se plaindre du manque de motivation de son équipe – qui elle-même attendait de la manager une attitude beaucoup plus directive.
Avez-vous également étudié le multiculturalisme dans le milieu industriel ?
Oui, notamment chez le constructeur automobile Smart France, basé dans l’est mosellan. Dans cette zone frontalière, de nombreux salariés parlent le Platt, un dialecte germanique local, qui a beaucoup contribué à faciliter les liens avec la maison-mère du groupe, basée à Stuttgart. Dans ce cadre, nous avons observé le translanguaging en pratique. Ce concept d’origine anglo-saxonne mobilise les compétences des locuteurs pour leur permettre de se comprendre au-delà des règles et de la syntaxe. Ainsi, un chef d’atelier qui parlait allemand a pu suivre des formations à la maison-mère et faire partager ses connaissances à son équipe, quitte à utiliser des mots allemands dans des phrases françaises.
Dans les multinationales, le dialogue avec le siège social est souvent réservé aux managers parlant anglais couramment. Le fait de mélanger les langues peut permettre à des personnes de niveau moins élevé dans la hiérarchie et présentant des formations modestes d’accéder à ce dialogue. Le translanguaging a été théorisé entre autres aux Etats-Unis par une enseignante venue d’Amérique latine, qui utilisait des passerelles entre l’anglais et l’espagnol pour permettre aux enfants latinos d’apprendre l’anglais plus facilement. Il peut également faciliter l’insertion de personnes en situation d’exil.
Les Français progressent-ils en matière de multilinguisme et de multiculturalisme ?
Un peu, notamment grâce aux écoles de commerce qui envoient systématiquement les élèves en stages dans un pays anglophone. Mais cela ne fait que creuser encore plus les inégalités entre ces jeunes et ceux qui n’ont pas cette chance.
Pour les Français, la langue constitue un enjeu d’identité. Ils ne se lancent dans une langue étrangère que lorsqu’ils la maîtrisent parfaitement. Dans d’autres pays, l’approche est beaucoup plus fonctionnelle : on ne parle pas forcément bien, mais on se comprend. Dans le Grand Est, frontalier de quatre pays, les universités et les grandes écoles s’impliquent dans la multiculturalité. Par exemple, l’EM Strasbourg Business School, nous testons les capacités des étudiants en la matière avant qu’ils ne partent en stage et leur demandons de mettre en place une stratégie de progrès dont ils rendront compte à leur retour. Ce travail d’ouverture culturelle peut commencer bien plus tôt : au lycée, dès le collège ou même en maternelle, comme cela se pratique parfois à la frontière franco-allemande. Pour toute cette région transfrontalière, devenir un laboratoire de l’interculturalité serait une chance.
Propos recueillis par Pascale Braun
Parcours
Messine d’origine et titulaire d’un diplôme de gestion des ressources humaines obtenu à l’ESC de Reims, Hélène Langinier a travaillé durant 10 ans au cabinet d’audit KPMG. Chargée du recrutement dans une unité internationale du cabinet à Berlin, elle a développé une formation spécifique pour faciliter l’intégration des expatriés et s’est appuyée sur cette expérience pour soutenir un doctorat es science de gestion, obtenu en 2012 à l’université de Lorraine. Devenue enseignante-chercheuse spécialisée en gestion des ressources humaines et responsabilité sociétale des organisations, elle exerce à présent à l’EM Strasbourg Business School.
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