La Sarre mise sur l’apprentissage du français pour attirer une main d’oeuvre de proximité et conquérir de nouveaux marchés.
Jamais une région européenne ne s’était lancée un tel défi. D’ici à 2043, la Sarre, plus petit Land d’Allemagne accolé à la Moselle, entend faire du français sa deuxième langue officielle. Annoncée en décembre 2013 par Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre-présidente CDU de la Sarre, la Frankreichstrategie progresse à vive allure. Le Land instaure progressivement l’apprentissage continu du français dès le Kindergarten (équivalent allemand de la maternelle). Les cours de français se développent dans les administrations et dans les entreprises. Ambitieuse et populaire, l’initiative rencontre un écho favorable tant parmi la population sarroise que dans les milieux économiques de part et d’autre de la frontière.
Ecrasée par ses grands voisins et redoutant une fusion avec la Rhénanie Palatinat, la Sarre voit dans la compétence linguistique la possibilité de renforcer ses échanges avec la Moselle toute proche et s’imposer à terme comme tête de pont du commerce allemand vers la France, voire vers la francophonie tout entière. Les entreprises lorraines ont elles aussi tout intérêt à prospecter l’énorme marché allemand qui se trouve à leurs portes et à y implanter des filiales.
Gilles Untereiner, directeur de la chambre de commerce française en Allemagne
Pour l’heure, les échanges s’équilibrent entre une centaine d’entreprises allemandes implantées en Moselle et autant de sociétés lorraines établies en Sarre.
La barrière de la langue handicape les PME
Le dynamisme économique allemand, couplé à un déclin démographique qui fera perdre 150 000 actifs à la Sarre au cours des 20 prochaines années, pourrait accélérer les rapprochements. « Voici 25 ans que nous insistions sur l’intérêt du bilinguisme et nous nous sentions un peu seuls. La Frankreichstrategie nous apporte du vent dans les voiles et contribuera peut-être à combattre le chômage dans l’est mosellan : les entreprises sarroises recrutent parfois très loin pour trouver de la main d’œuvre et préféreraient trouver des salariés enracinés dans un territoire proche », estime Fabienne Pierrard, présidente du club des affaires Saar-Lorraine, qui regroupe 160 entreprises de part et d’autre de la frontière.
Un cruel paradoxe perdure entre la Sarre, qui recherche ses salariés jusqu’en en Espagne ou en Inde, et les anciennes cités minières mosellanes tout proches où le chômage des jeunes dépasse souvent 40 %. Signé en juillet 2014 par le conseil régional de Lorraine et le Land de Sarre, une convention autorise l’embauche d’apprentis de part et d’autre de la frontière. Filiale du groupe allemand Daimler, Smart France a recruté un premier apprenti allemand sur ses lignes de Hambach (Moselle). Des enseignes de distributions sarroises telles Globus et Möbel Martin se sont engouffrées dans la brèche en embauchant de jeunes français. L’usine sarroise de Michelin, qui emploie 1 300 salariés dont un tiers de Français à Hombourg, s’apprête à engager des apprentis mosellans formés par le Greta de Sarreguemines dans le cadre d’une plateforme binationale de métiers de la mécanique.
Outre les compétences techniques, la connaissance, même ténue, de la langue du voisin, constitue la condition sine qua non de l’emploi transfrontalier. Or, cette compétence s’estompe de part et d’autre de la frontière.
La Frankreichstrategie doit faciliter le recrutement de personnel français : si de nombreuses grandes entreprises emploient jusqu’à un tiers de frontaliers français, le problème de la langue constitue encore un handicap pour les PME sarroises qui manquent de main d’œuvre.
Oliver Groll, directeur du département international de la chambre de commerce et d’industrie (IHK) de la Sarre
Un repositionnement à l’échelle européennee
Pilote du projet européen Action Saar-Lorraine visant à encourager l’entreprenariat sur le territoire transfrontalier, le Cnam a multiplié durant deux ans les échanges entre chefs d’entreprise de part et d’autre de la frontière et compte développer un outil de formation franco-allemand de haut niveau.
La Frankreichstrategie constitue le type même de signal politique dont le territoire a besoin. Mais force est de constater qu’en matière de coopération transfrontalière, il y a beaucoup de freins et pas beaucoup d’argent.
Guy Keckhut, directeur adjoint du Cnam en Lorraine
Côté français, le conseil régional élabore depuis moins d’un an la Stratégie Allemagne de la Lorraine qui entend non seulement constituer le pendant de l’initiative sarroise, mais aussi repositionner la coopération dans l’espace européen qu’ouvrira la future grande région Alsace-Lorraine-Champagne-Ardenne et ses voisins allemands, belges et luxembourgeois.
Notre stratégie va au-delà d’une réponse positive et favorable à l’initiative sarroise : elle vise à une meilleure prise en compte de la réalité européenne de la Lorraine. Les régions frontalières peuvent obtenir des crédits européens en proposant ensemble de grands projets d’infrastructures.
Mathieu Klein, président du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle en charge de la stratégie Allemagne de la Lorraine au conseil régional
Associé à la démarche, le conseil départemental de la Moselle relaie dans la bande frontalière la stratégie linguistique Trilingua soutenue par les fonds européens pour développer dès le plus jeune âge l’apprentissage de la langue du voisin. La Mosa (Maison ouverte des services pour la Sarre) ouvrira mi-juillet pour faciliter l’accès des mosellans au marché du travail sarrois. Ces 6 et 7 juillet, une conférence ministérielle franco-allemande se tiendra à Metz pour consolider l’intégration des marchés du travail dans les zones frontalières.
Le chiffre
30 C’est le nombre d’années qui seront nécessaires pour que 900 000 Sarrois apprennent le français.
Intervew Yannick Gross
Directeur stratégie et développement de Lakal GmbH et directeur général pour Lakal-France SAS.
« Le bilinguisme, atout commercial »
Comment votre entreprise, spécialisée dans les volets roulants, perçoit-elle la Frankreichstrategie ?
Comme une initiative tout à fait positive. Basés du côté allemand de la frontière, à Sarrebruck, nous employons 350 salariés, dont 60 % de Français, et réalisons 70 % de notre chiffre d’affaires en France via notre filiale Lakal France, implantée à Lyon. Pour notre entreprise, le bilinguisme constitue un atout commercial et managérial.
Développez-vous l’apprentissage de la langue du voisin dans votre entreprise ?
Lakal a toujours eu une double culture franco-allemande. Avant même le lancement de la Frankreichstrategie, nous avons proposé à nos salariés allemands d’apprendre le français et aux Français d’apprendre l’allemand. Compte tenu de la démographie, le nombre de travailleurs frontaliers ne baissera pas, au contraire. Il est important que nos employés sarrois puissent communiquer avec leurs collègues français.
La Sarre a-t-elle les moyens de ses ambitions linguistiques ?
Ce n’est certes pas le Land le Land le plus riche d’Allemagne, mais la Sarre est bien positionnée entre Berlin et elle a raison de faire valoir cette position centrale en Europe.
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