Ecrivain, acteur et régisseur, Claude Frisoni a réalisé l’essentiel de sa carrière au Luxembourg. Frontalier dans l’âme, ce Lorrain est devenu directeur adjoint du centre culturel français au Grand-Duché, directeur de l’Agence luxembourgeoise d’action culturelle, puis directeur général du centre culturel de l’abbaye de Neumünster à Luxembourg-ville jusqu’à son départ en retraite en 2014. Coordonnateur de l’année 1995, capitale européenne de la Culture, il porte un regard acéré sur l’évolution de la relation culturelle franco-luxembourgeoise.
Vous interprétez jusqu’au 9 mai un one-man show, « Mais sois sans tweet », et une pièce de théâtre, « Les héros sont fatigants », au théâtre national du Luxembourg et à l’abbaye de Neumünster. La représentation prévue à l’occasion de la Fête du Travail et des Cultures du 1er mai a été annulée pour cause de deuil national, ainsi que la Nuit de la Culture d’Esch le 4 mai, car c’était le jour des obsèques du Grand-Duc. Comprenez-vous cette décision ?
Ce n’est pas rendre hommage au Grand-Duc que d’annuler la nuit de la Culture, qui devait commencer alors que les obsèques étaient achevées. Jean de Luxembourg était un homme avenant, ouvert à la culture. Quand il a débarqué en Normandie avec les Américains, on le surnommait Johnny. J’ai eu l’occasion de lui présenter le projet Luxembourg 1995, Ville européenne de toutes les cultures. Il avait estimé que ce si grand événement pouvait éviter à un seul jeune luxembourgeois de sombrer dans la drogue, il avait toute sa raison d’être.
J’ai vu un autre mauvais signal dans le refus de la chaîne RTL de diffuser un spot électoral du parti déi Lenk dans le cadre des élections européennes, parce qu’il était en français et sous-titré en luxembourgeois. RTL s’est ravisé le 2 mai après l’intervention de l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (ALIA), mais cette polémique montre le développement de la francophobie au Luxembourg. Le chauvinisme linguistique a empiré. Je le dis sans catastrophisme, mais il me paraît certain qu’aujourd’hui, un Français ne pourrait plus diriger l’abbaye de Neumünster ni coordonner une mission nationale luxembourgeoise.
Comment voyez-vous les préparatifs d’Esch 2022 ?
Je n’aurais jamais osé poser cette candidature. L’idée même de capitale européenne de la Culture est magnifique, mais elle a perdu de sa portée avec les années. Qui sait aujourd’hui quelles sont les capitales actuelles de la Culture (1) ?
Certes, Esch a un thème à faire valoir : celui de la fin d’une époque, qui l’a fait passer de l’âge du fer à celui du savoir-faire, du minerai de fer, matière première, à la matière grise. Il y a aujourd’hui à Belval l’université, la Rockhal, le musée du patrimoine archéologique et industriel. J’y verrais bien un projet à la JR, ce photographe qui affiche des portraits géants aux murs des villes. A Belval, il faudrait afficher des photos de l’époque des petites épiceries italiennes, des bistrots et des fêtes d’antan. Esch s’est transformée, mais elle est passée à côté de plein de choses. Par exemple, elle n’a pas encore réussi à créer un lien avec les étudiants. Quand j’étais lycéen, c’est à Esch que j’ai découvert le théâtre, assisté à un concert de Georges Brassens, fait la bringue rue du Brill…. La dernière fois que j’y suis allé, tous les commerces étaient fermés, sauf un kebab qui a refusé de me servir une bière. Quelle tristesse !
On ne peut pas demander à Esch 2022 de relever le défi du déficit démocratique dans un pays dont la moitié des résidents n’ont pas le droit de vote aux élections nationales, ni de contrer l’apartheid linguistique. Plus généralement, on ne peut pas demander à la culture de réussir là où le reste a échoué.
Etait-ce déjà le cas pour Luxembourg et la Grande Région, capitale européenne de la Culture en 2007 ?
Oui, car l’idée de la coopération transfrontalière avait émergé très tardivement. Erna Hennicot-Schoepges, ministre de la Culture, souhaitait que le Luxembourg redevienne capitale européenne de la Culture, mais il paraissait peu probable de réussir deux fois en douze ans, là où des villes comme Francfort ou Naples n’avaient même pas candidaté. J’ai glissé à Jean-Jacques Kasel, alors Ambassadeur du Grand-Duché près l’Union Européenne, l’idée d’étendre la candidature à la Grande Région pour lui donner une originalité. Jean-Jacques Kasel l’a suggérée à Jean-Claude Junker, alors Premier ministre, juste avant la clôture d’un sommet de la Grande Région en mai 2000 . Comme il n’avait pas grand-chose à annoncer, Jean-Paul Juncker a annoncé en clôture de la réunion que Luxembourg associerait la Grande Région à sa candidature. L’annonce a fait sensation et la candidature a été retenue.
L’histoire de la coopération culturelle entre la France et le Luxembourg est-elle celle d’une occasion manquée ?
Peut-être. En tout cas, on a perdu beaucoup de temps. En 1984, le socialiste Robert Krieps, ministre de la Culture, a rencontré André Rossinot, tout juste élu maire de Nancy, et lui a proposé de créer une agence culturelle transfrontalière réunissant la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg. Le principe de financement était simple : chaque région donnait l’équivalent d’un franc français par habitant. Ancien déporté et avocat engagé – devenu Ministre de la Justice, il avait fait abolir la peine de mort au Luxembourg en 1979 – Robert Krieps entretenait de bonnes relations avec Jack Lang, alors ministre de la Culture. Les coopérations transfrontalières existaient déjà sur le plan local. Il s’agissait de leur donner plus de visibilité. D’ajouter du up-bottom au bottom-up. Mais Jack Lang a quitté le gouvernement en 1986, la Lorraine a vu arriver un Drac surnommé « l’extincteur » et Philippe De Villiers, devenu secrétaire d’Etat à la culture, n’a guère brillé. Alors que Robert Krieps rappelait que le Luxembourg avait été le premier pays du monde à reprendre la fête de la Musique, il a eu des propos condescendants pour cette réalisation de son prédécesseur. Robert Krieps lui a alors dit publiquement : « Monsieur le ministre, vous êtes un con ». Cette relation tendue n’a pas aidé les projets de coopération transfrontalière.
Trente-cinq ans plus tard, comment la relation a-t-elle évolué ?
La Lorraine et le Luxembourg se sont indéniablement rapprochés. Il fut un temps où le TPL de Thionville préférait coopérer avec Bogota ou Saint-Pétersbourg plutôt qu’avec le Grand-Duché ! Depuis, la condescendance à l’égard du voisin a disparu. Le Luxembourg a construit des équipements, dont la Philharmonie. Il a plus de professionnels, de moyens, de structures, de talents. Il est beaucoup plus ouvert, mais il se montre moins disposé à considérer ses partenaires français comme supérieurs.
Les Messins sont géographiquement plus proches du Luxembourg que de Toulouse, mais ils se sentent culturellement plus proches de Toulouse que du Luxembourg. Il est illusoire de croire que la culture puisse retourner facilement 12 siècles d’errements nationalistes. Les coopérations engagées en 2007 ont déçu ceux qui en attendaient beaucoup. Le statut de capitale européenne de la Culture n’a pas pérennisé les festivals, les sites ou les structures qui auraient permis d’ancrer une coopération durable. Mais les événements qui se sont déroulés dans ce cadre ont au moins eu le mérite d’exister.
Propos recueillis par Pascale Braun
(1) Plovdiv (Bulgarie) et Matera (Italie) sont capitales européennes de la culture depuis le 1er janvier 2019. Elles succèdent à Leeuwarden-Friesland aux Pays-Bas et La Valette à Malte.
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