Inspirateur du « modèle de Beckerich », qui fait référence en Europe entière, et député Vert réélu à cinq reprises depuis 1994, Camille Gira a été nommé secrétaire d’État au Développement durable et aux Infrastructures du Luxembourg en décembre 2013. A ce poste, l’ancien contrôleur aérien reste fidèle à la politique d’ouverture transfrontalière qu’il a pratiquée dans ses postes de bourgmestre et de député.
Le Luxembourg mesure-t-il suffisamment les enjeux des déplacements transfrontaliers ?
Oui. Le nouveau gouvernement (NDLR : coalition entre le Parti démocratique, le Parti ouvrier socialiste luxembourgeois et Les Verts) a changé de paradigme et fait des transports publics une priorité. Cette question ne relève pas seulement de l’écologie et de l’environnement. Elle présente aussi d’un enjeu économique. Les taux de dioxyde d’azote et de CO2 enregistrés au Luxembourg progressent et la non-conformité avec directives européennes sur la qualité de l’air pourrait nous valoir des sanctions. Surtout, il y a une limite à la souffrance des frontaliers. Ils viennent de plus en plus loin. Ils passent des heures dans les bouchons. Si la situation perdure, nous risquons de ne plus trouver la main d’œuvre qualifiée dont nous avons besoin et nous ne pourrons plus maintenir la dynamique sur laquelle le pays se trouve depuis 30 ans. C’est pourquoi les coopérations avec les transports publics des pays frontaliers élargissent notre propre potentiel. Le Luxembourg ne s’arrête pas à ses frontières.
Avez-vous réellement constaté des progrès en matière de déplacements transfrontaliers ?
Le doublement de la ligne Luxembourg-Bettembourg que nous engageons présente beaucoup d’opportunités pour les frontaliers lorrains. Elle s’accompagne de la mise en place de plusieurs milliers de places de Park&Ride entre Arlon et Wasserbillig. Les CFL (Chemins de fer luxembourgeois) et la SNCF proposeront dès 2016 une augmentation substantielle de leur offre. La redistribution des transports à l’intérieur de notre capitale et les nouvelles connexions entre le train et le tram vont également améliorer les déplacements dès fin 2017. Les frontaliers peuvent s’attendre à plus de confort à court terme. Aujourd’hui, ils prennent la voiture parce qu’ils ne peuvent pas prendre le tram. Cela leur coûte au moins 500 euros par mois. Ils vont prendre conscience qu’il vaut mieux utiliser les transports en commun. D’ailleurs, nous constatons déjà une baisse des ventes d’essence au Luxembourg.
Pourquoi l’Etat luxembourgeois est-il si peu enclin à cofinancer des infrastructures de transport en dehors de ses frontières ?
Le Grand-Duché a investi dans des infrastructures qui bénéficient largement aux frontaliers, comme le doublement de la ligne Pétange-Luxembourg, qui a coûté 200 millions d’euros et qui a permis un gain d’un quart d’heure par trajet sur certains parcours. Les Schémas de mobilité transfrontalière (Smot) entre le Luxembourg et la Lorraine ont été très utiles et vont s’étendre à la Belgique. Ils ont démontré que l’amélioration ne tient pas tant aux infrastructures qu’aux services proposés et à la tarification. Mais les améliorations demandent du temps et le Luxembourg ne peut pas organiser les transports de l’ensemble de la Grande Région.
Comment évaluez-vous les coopérations transfrontalières en matière de protection des eaux et des espaces naturels ?
Les coopérations sont établies de longue date en matière d’eau. Nous connaissons les charges de polluants entre le Rhin et la Moselle et savons que pour préserver le Mur de Cologne, il faut renaturer la Moselle en Alsace et en Lorraine. En matière de biodiversité, il n’y a pas encore de référence ni de tradition. Or, les espèces vivantes ne connaissent pas de frontières et les préserver sur un seul territoire ne servirait à rien. C’est le cas de la chouette revêche, dont il ne reste plus qu’une vingtaine de couples au Luxembourg. L’association de protection de la nature Sicona a suivi leur migration et s’est aperçue que si les mâles restent proches de leur lieu de naissance, les femelles partent en revanche jusque dans la Marne, dans la Meuse et dans le bassin de l’Eiffel. Sans coopération transfrontalière, les mesures que pourrait prendre le Grand-Duché ne serviront à rien. Les acteurs du terrain souhaitent mettre en place un programme Life intégré pour la protection de deux ou trois espèces, dont la chouette revêche pourrait être l’emblème. Il est important de reconnecter le Luxembourg aux trames vertes et bleues transfrontalières. Si les sites de reproduction ne sont pas reliés entre eux, le patrimoine génétique des espèces s’appauvrit.
Le faible niveau de compétences linguistiques des frontaliers pose-t-il un problème au Luxembourg, pays du multilinguisme ?
La langue reste un problème au Luxembourg, car le luxembourgeois est de moins en moins parlé. Les Luxembourgeois se sentent dépaysés lorsqu’ils doivent demander leur baguette en français. Même si les 60 000 résidents étrangers du pays parlaient luxembourgeois, les frontaliers ne le parleraient pas. En revanche, tout le monde parle anglais, que ce soit dans la rue, dans les entreprises ou à l’université. Les Français doivent prendre conscience de l’importance vitale de parler au moins l’anglais, car sur le marché du travail, la maîtrise de cette langue peut faire la différence avec des Indiens ou des Pakistanais qui le parlent très bien. Le multilinguisme est un avantage énorme pour notre pays. C’est ce qui a sauvé notre place financière en dépit de la levée du secret bancaire et des affaires révélées par WikiLeaks : en Allemagne, en Suisse et dans le monde entier, on apprécie une place financière où l’on peut parler sa langue natale.
Qu’attendez-vous du prochain programme Interreg VA ?
Il faut pouvoir aborder de manière intégrée les questions d’urbanisme, de qualité de vie ou de santé. Il est difficile de sortir des grands axes fixés par l’Europe. Les programmes européens devraient donner plus de liberté et de latitude transfrontalière. Vis-à-vis de la France, les relations sont traditionnellement compliquées et la réforme territoriale n’a pas abordé les coopérations transfrontalières.
Nous avons un ministère de la Grande Région, mais c’est le ministère de l’Environnement qui gère la plus grande partie des fonds Interreg. Je suis vice-président du nouveau GETC de droit luxembourgeois qui s’est implanté en juillet dernier à la Maison de la Grande Région à Esch-sur-Alzette sous une double présidence française et luxembourgeoise. Cette structure répondra aux appels d’offres européens. J’espère la constitution d’un cluster bois transrégional qui permettrait de valoriser les grandes forêts de hêtres pour compenser la diminution des résineux. Ce cluster pourrait être un projet phare dans la Grande Région qui constitue le cœur vert de l’Europe. La forêt représente un enjeu économique, mais elle a aussi une fonction récréative.
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