« La mondialisation a fait progresser le syndicalisme réformiste »
Confrontées au manque de régulation sociale internationale, les organisations syndicales tendent localement à converger vers des pratiques réformistes. L’émergence de mouvements liant revendications syndicales et sociétales vient bousculer cette apparente pacification.
E & C : Vos dernières conférences portent sur les nouvelles donnes sociales et syndicales en France. De quand datez-vous cette redistribution des cartes ?
La chute du mur de Berlin a marqué la fin d’un paysage syndical bipolaire. Avant 1989, la ligne de démarcation se situait entre la CGT, qui prônait la rupture avec l’économie de marché, et les organisations réformistes. Dès les années 1990, la CGT a pris conscience de l’exigence de changement et de la nécessité de se découpler du Parti communiste. En 1999, Bernard Thibaut a officialisé cette nouvelle ligne de conduite qui conjugue contestation et revendication, accepte la négociation et affirme que compromis n’est pas synonyme de compromission. La CFDT a également vécu des années de turbulence qui l’ont vu passer de la ligne autogestionnaire de la fin des années 1970 à une position réformiste assumée.
E & C : Quel rôle la mondialisation a-t-elle joué dans l’évolution du paysage social et syndical ?
B. V. : Elle a accéléré le mouvement et fait progresser l’idée réformiste. Le débat ne peut plus se résumer à une querelle Est-Ouest. Le monde est régi par une économie de marché qui ne connaît pas la régulation sociale.
Dumping et concurrence tirent vers le bas toutes les garanties des salariés. Les Etats s’effacent, les règles sociales restent nationales ou tout au plus communautaires, alors même que le besoin de régulation se fait sentir au niveau international. Pour l’heure, il n’existe pas d’autorité mondiale capable de réguler les rapports entre salariés et employeurs. Dans ce contexte, les pratiques syndicales se rapprochent, des convergences se dessinent et les différences entre organisations sont de moins en moins visibles.
E & C : Les salariés admettent-ils cette évolution ?
B. V. : La culture réformiste n’est pas acceptée par la totalité des militants et des salariés. Certains d’entre eux considèrent que la rupture est plus efficace que la négociation et ne se retrouvent plus dans les syndicats traditionnels. La France compte trois fois moins de syndiqués qu’il y a trente ans ! De nouvelles organisations apparaissent, telles Sud, constituée en partie d’anciens déçus ou exclus de la CFDT et de la CGT. Tandis que les syndicats traditionnels prônent un engagement collectif sur les thèmes des retraites, du chômage ou de la consommation, nous assistons à l’émergence de mouvements spécifiques et éclatés investis dans le commerce équitable, le développement durable, la diversité, le problème des mal-logés ou la lutte des travailleurs sans papiers. Ces associations ou ONG concurrencent et complètent l’action syndicale. Elles prennent pied dans le mouvement social, où elles développent une culture commune fort éloignée des mobilisations traditionnelles. Elles utilisent le Net, fonctionnent en réseau, cultivent des initiatives ludiques ou festives telles les apéros géants et les concerts de soutien. Elles trouvent des relais dans les mouvements anti-pub, les partisans de la désobéissance civile ou le collectif “Sauvons les riches”, qui revendique la dérision.
E & C : Comment cela se traduit-il dans l’entreprise ?
B. V. : Les syndicats devraient engager une restructuration en profondeur de l’ensemble des structures dans lesquelles ils s’investissent pour accéder à une représentativité globale intégrant les intérêts des salariés, mais aussi des producteurs et des citoyens. Nous en sommes loin, mais certains signes annoncent une évolution dans ce sens. Ainsi, le Conseil économique et social s’est transformé en Conseil économique, social et environnemental où siègent dorénavant 33 représentants d’associations environnementales. Au sein de l’entreprise, il arrive que les syndicats créent des passerelles pour faire entendre les revendications des ONG. Je citerai l’exemple d’un syndicat implanté dans une enseigne de la grande distribution. Les militants entretenaient des liens avec une ONG basée au Bangladesh. La coopération entre les deux structures a conduit l’enseigne à adopter une charte de responsabilité sociale proscrivant le travail des enfants.
E & C : A quelle représentativité les associations et ONG peuvent-elle prétendre au sein de l’entreprise ?
B. V. : Légalement, elles ne constituent nullement des interlocuteurs obligés pour le patronat et ne peuvent prétendre à aucune représentativité, ni dans les comités d’entreprise, ni dans les CHSCT – où les délégués syndicaux eux-mêmes n’ont été reconnus qu’en 1968 ! Les associations et ONG parviennent pourtant à interpeller l’entreprise. Laurence Parisot, la patronne du Medef, a fait de gros efforts pour attirer l’attention des dirigeants sur les problématiques sociétales. Les questions liées à l’environnement et aux normes sociales constituent certainement les thèmes les plus porteurs et les plus aptes à pénétrer le monde de l’entreprise.
Parcours
Bernard Vivier est directeur de l’Institut supérieur du travail depuis 1992, professeur à la faculté libre d’économie et de droit de Paris et membre du Conseil économique, social et environnemental. Il est coauteur, avec Gérard Adam, du livre intitulé “Les syndicats ont-ils un avenir” (éd. Bourin, 2009).
Lectures
- Les forces syndicales françaises, sous la direction de Guillaume Bernard et de Jean-Pierre Deschodt, PUF, 2010.
- La France et son pain. Histoire d’une passion, Steven L. Kaplan, Albin Michel, 2010.
- Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut Rosa, La Découverte, 2010.
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