« La cohésion sociale est devenue un élément de la cohésion politique »
Désigné par Ursula von der Leyen en septembre 2019, l’ancien ministre du Travail luxembourgeois exerce sa mission dans un contexte troublé. Le commissaire européen en charge de l’Emploi et des droits sociaux espère préserver la cohésion sociale en Europe en dépit des crises successives du Covid, de la guerre en Ukraine et de la flambée des prix de l’énergie.
Quelle feuille de route Ursula von der Leyen, présidente de l’Union européenne, vous a-t ’elle confiée lors de votre prise de fonction voici trois ans ?
Dès son discours d’investiture, la Présidente a souhaité renforcer la dimension sociale de l’Europe. Ma mission consiste prioritairement à mettre en œuvre le socle européen des droits sociaux, à élaborer un instrument juridique garantissant un salaire minimum équitable aux travailleurs européens, à faire respecter la législation de l’Union européenne en examinant les moyens d’améliorer les conditions de travail des travailleurs des plateformes et à mettre en place une garantie européenne pour l’enfance face à la pauvreté.
Ce programme de travail assez étoffé se conjugue avec l’objectif de la transition vers une société à zéro émission en 2050. Le social fait partie intégrante de cette ambition : une transition énergétique soutenable s’accompagne nécessairement d’une politique d’accompagnement juste.
Quelle incidence la crise du Covid, survenue un an après votre prise de fonction, a-t-elle eue sur cette feuille de route ?
Nous avons maintenu le cap sur la transition énergétique tout en mettant en place des mesures d’accompagnement. Nous avons vite compris que les jeunes risquaient d’être les premières victimes de la crise sanitaire sur le plan de l’emploi. Nous avons mis au point des programmes pour garantir leurs perspectives professionnelles et leur éviter le piège du chômage qui s’était refermé sur la génération précédente lors de la crise financière de 2008. Notre deuxième priorité a été de mettre les entreprises à l’abri. Nombre d’entre elles avaient cessé ou fortement diminué leur activité. L’Union européenne a recouru à l’emprunt pour la première fois pour créer un fonds de 100 milliards d’euros destiné à éviter l’explosion du chômage. Dix-neuf Etats ont utilisé les facilités prévues par l’instrument Sure (European instrument for temporary Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency). Cet outil a aidé 31 millions de personnes et 2,5 millions d’entreprises en 2020 et 3 millions de personnes pour 400.000 entreprises en 2021. Il a permis d’éviter le chômage de masse, d’alléger les charges des entreprises et de garder les effectifs. A la sortie de la crise sanitaire, les travailleurs étaient là, ce qui a permis une reprise forte.
La crise sanitaire a transformé le marché du travail grâce au télétravail, qui est corrélé à la question du droit à la déconnexion. Une première concertation à l’échelle européenne a fait apparaître des objectifs partagés entre les employeurs et les syndicats. J’ai bon espoir de voir cette négociation aboutir en 2023. Le télétravail pose également des questions spécifiques dans les zones frontalières, pour des questions de fiscalité et de protection sociale. Les Etats concernés ont provisoirement assoupli les règles et mis en place des solutions bilatérales, mais je milite en faveur d’une solution européenne plus pérenne.
A la crise sanitaire ont rapidement succédé la guerre en Ukraine, puis la flambée des prix. Quels risques cette conjoncture fait-elle peser sur le plan social ?
La guerre, mais aussi l’impact de la politique zéro covid de la Chine, a causé des difficultés d’approvisionnement, notamment en matière de semi-conducteurs. Conjuguée à la hausse du prix de l’énergie, cette situation a fait réapparaître l’inflation, que nous pensions reléguée à nos livres d’histoire. Dans ce contexte, il est très important que le travail paye. Après une longue période de décrochage des salaires, le discours sur le partage des revenus du travail a changé.
L’Union européenne mène une politique sociale active. La directive européenne sur les salaires minimaux légaux est entrée en vigueur en novembre dernier. Elle a été actée par le conseil et par le Parlement. Les Etats membres ont deux ans pour le transposer dans leur droit national. Il ne s’agit pas d’imposer un même salaire dans l’ensemble de l’Union européenne, mais compte tenu de la crise, les Etats feraient bien de s’en inspirer pour ajuster les salaires.
L’énorme plan de relance de l’Union européenne, qui mobilise 750 millions d’euros sous forme de prêts et de subventions, constitue une mesure de soutien à l’économie et à la transition énergétique et digitale, mais aussi une relance des réformes sociales. Il soutient la formation tout au long de la vie et préconise la transition douce entre les emplois. Il faut prévoir la mutation des métiers, l’anticiper et aider les salariés à s’y préparer, y compris en leur garantissant des revenus durant ces formations.
Notre politique vise aussi à lutter contre le sans-abrisme, qui a augmenté après la crise du Covid, et à mettre en place une garantie pour l’enfance face à la pauvreté, qui se transmet de génération en génération. Nous devons actionner le levier du logement abordable, car la politique de « logement d’abord » a fait ses preuves pour sortir les personnes de la pauvreté.
Craignez-vous pour la cohésion sociale à l’échelle européenne ?
Elle est mise à mal depuis la crise économique de 2008 et le Covid a aggravé la situation, car beaucoup de gens ont souffert, malgré les mesures mises en place. Cette situation a des conséquences politiques, comme en témoigne la montée des partis populistes. Si la crise dure, les gens se percevront comme des victimes de la situation géopolitique, ce qui risque de menacer le consensus politique de l’Europe face à la guerre. La cohésion sociale est devenue un élément de la cohésion politique. Or, il est important de restés soudés dans une guerre menée contre notre liberté et contre nos valeurs.
Il faut également veiller à ce que la libre circulation des personnes ne traduise pas par une désertification de certains territoires. J’ai reçu récemment un représentant roumain qui évoquait le problème des médecins ou infirmiers, qui sont massivement partis à l’Ouest, à tel point que les Roumains ne trouvent plus de soignants. La liberté de circulation est précieuse, mais il faut conduire en parallèle une politique de cohésion territoriale de l’Europe pour éviter la création de déserts économiques ou sanitaires.
Vous avez été ministre du Travail et de l’immigration au Luxembourg, pays qui a largement recouru à la main d’œuvre frontalière ou étrangère, communautaire ou non. A l’échelle de l’Europe, comment assurer une meilleure intégration des travailleurs immigrés ?
C’est une immense question, prise en otage par tous les populismes qui sont en train de gagner la bataille des idées. L’Europe ne pourra pas se passer de l’immigration. Elle manque à la fois de salariés très qualifiés et de personnes faiblement qualifiées. La question se pose dans tous les pays, y compris dans les pays d’Europe centrale dont les salariés sont partis à l’Ouest. Le sujet est chargé d’antagonisme et d’émotion, car il existe un problème d’intégration. Les règles n’ont pas été suffisamment définies dans les deux sens, sur la base de valeurs et de principes. Cette négligence dangereuse a causé a engendré des discriminations. Si des personnes de la deuxième génération ne sont pas pleinement intégrées, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné. L’immigration doit se faire selon de nouveaux schémas. Il faut traiter la question de manière équilibrée. La Commission a lancé des initiatives pour attirer de nouveaux talents. On ne peut pas accepter tout le monde, mais il faut aider les gens qui fuient les pays autoritaires, qui sont poussés par la faim ou qui aspirent simplement à une vie meilleure.
Propos recueillis par Pascale Braun
Bio
Nommé commissaire de l’Union européenne à l’Emploi et aux droits sociaux pour la période 2019-2024), Nicolas Schmit travaille de longue date à la construction européenne. Né en 1953 à Esch-sur-Alzette, commune sidérurgique luxembourgeoise frontalière de la Lorraine, il a obtenu un doctorat en sciences économiques à la faculté de droit d’Aix-en-Provence Il intègre le ministère des Affaires étrangères européennes luxembourgeois en 1983, puis devient conseiller de la représentation permanente du Luxembourg à Bruxelles. Il participe à ce titre aux travaux qui ont conduit au traité de Maastricht. Entré au gouvernement luxembourgeois en 2004 en tant que ministre délégué aux Affaires étrangères et à l’immigration, ce membre du parti socialiste LSAP est devenu en 2013 ministre du Travail, de l’emploi et de l’économie sociale et solidaire.
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