Face à la flambée des prix, le gouvernement a décidé de suspendre l’indexation des salaires sur l’inflation. Une mesure qui révolte les syndicats mais permettra aux entreprises d’économiser 750 millions d’euros sur neuf mois.
C’en est trop : l’indexation des salaires sur l’inflation n’est plus tenable. C’est en tout cas le point de vue défendu par le gouvernement luxembourgeois qui vient de bloquer pour neuf mois le mécanisme ajustant automatiquement les salaires et pensions sur la hausse des prix.
Une compensation a été votée en contrepartie pour les plus bas salaires : d’un montant de 84 euros par mois, elle ne suffira toutefois pas à contrer la pauvreté qui touche 12 % de la population.
Cette décision ne s’est pas prise sans heurts : le 1er mai, un Luxembourg méconnaissable a déferlé au centre-ville de la capitale grand-ducale. Au pays des institutions européennes, des sièges sociaux internationaux et des banques, quelque 5.000 travailleurs ont défilé du pont de l’Alzette jusqu’au Grund, la ville basse fortifiée.
Le cortège réunissait les salariés du commerce, de l’industrie, de l’éducation, du gardiennage et les sections de travailleurs frontaliers français, allemands et belges, tous porteurs de dossards rouges marqués du sigle de l’OGBL, le syndicat majoritaire du pays. Sur le pont, de jeunes manifestants brandissant des fumigènes avaient déroulé une longue banderole proclamant en luxembourgeois l’enjeu de la manifestation : « Patte wech vum Index ! »
Repris sur les tracts, les ballons multicolores et jusqu’aux dossards des chiens, le mot d’ordre « touche pas à mon indexation » exprime l’attachement des salariés luxembourgeois vis-à-vis d’un mécanisme quasi unique : à l’exception de la Belgique, qui met en oeuvre un système proche, le Grand-Duché est le seul pays procédant à l’indexation automatique des salaires et des pensions sur l’inflation dès que celle-ci dépasse 2,5 %.
Or, le coût de la vie a bondi de plus de 5 % entre octobre 2019 et avril 2022, déclenchant deux hausses salariales consécutives. Une troisième devait intervenir à la fin de l’été, selon les prévisions du Statec – équivalent grand-ducal de l’Insee.
Consensus introuvable
La perspective d’une inflation de 5,8 % en 2022, indépendamment d’une possible aggravation des conséquences de la guerre en Ukraine, a conduit le gouvernement de coalition à lancer des négociations avec les partenaires sociaux. Instauré dans les années 1970 pour faire face à l’effondrement de la sidérurgie, un comité tripartite a été relancé entre représentants de l’Etat, du patronat et des syndicats : il fait figure de pilier du modèle social luxembourgeois, au même titre que l’indexation des salaires.
Mais cette fois, le consensus s’est avéré introuvable, car le pacte proposé par le gouvernement touche un point sensible : il prévoit de geler l’index jusqu’à la fin de l’année 2023. Après quatre semaines de négociations tendues, l’OGBL, d’ordinaire plutôt ouvert aux concessions, a refusé de signer ce paquet social, contrairement aux deux centrales minoritaires, le syndicat catholique LCGB et le CGFP, représentatif de la fonction publique.
La mobilisation de l’OGBL le jour de la fête du Travail a sans doute contribué à infléchir le gouvernement, qui a ramené la période de gel au 1er avril 2023. Le 15 juin dernier, le texte a été adopté au Parlement par 58 voix contre 8.
Chèque énergie
Pour compenser l’absence d’ajustement à l’inflation durant neuf mois, les salariés, apprentis et retraités aux revenus modestes perçoivent depuis ce mois-ci un crédit d’impôt dénommé « chèque énergie ». Cette aide directe défiscalisée se monte à 84 euros par mois pour les revenus inférieurs à 44.000 euros par an et à 76 euros par mois pour les revenus compris entre 44.001 et 68.000 euros par an. Elle devient dégressive entre 68.001 et 100.000 euros par an.
Cette mesure, qui représente un coût de 530 millions d’euros, compensera, voire surcompensera la perte de pouvoir d’achat des faibles revenus. Je regrette que les discussions sur l’indexation des salaires aient pris un tour très idéologique. L’expérience du Covid nous a pourtant montré qu’il vaut mieux aider les entreprises en amont des crises pour éviter les faillites et le chômage.
Gilles Baum, chef de file du Parti démocrate et président de la tripartite
Selon l’OGBL, la suspension de l’indexation permettra aux entreprises d’économiser en neuf mois 750 millions d’euros de masse salariale.
Pourquoi ne pas payer directement les salaires avec nos impôts ?
Nora Back, secrétaire générale de l'OGBL
Pour l’Union des entreprises luxembourgeoises, la décision correspond au contraire à une nécessité dans une période troublée.
A 2,5 % par an, l’indexation correspondrait à peu près à une inflation normale. Mais aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation de crise qui a des répercussions sur toutes les entreprises et tous les salariés. Nous nous réjouissons de la compensation mise en place pour les bas et moyens revenus, qui dépasse le montant de l’indexation. En revanche, les hauts revenus ne percevront pas l’indexation ni la compensation.
Jean-Paul Olinger, secrétaire général de l'UGL
65.000 euros de salaire moyen
A l’issue du vote, chacune des trois composantes de la coalition gouvernementale a réaffirmé son attachement à l’indexation, unanimement considéré comme un instrument de paix sociale. D’autres mesures, telles l’augmentation des allocations familiales et des bourses d’étude, un gel des loyers et une réduction du coût de l’essence, sont prévues pour soutenir le pouvoir d’achat des faibles revenus.
A l’aune des bas salaires français, les travailleurs luxembourgeois peuvent paraître nantis. Ils perçoivent un salaire moyen de 65.000 euros, soit 182 % de la moyenne européenne. Le salaire social minimal s’élève à 2.313 euros brut pour un travailleur non qualifié et à 2.776 euros brut pour un travailleur qualifié.
Ce niveau de rémunération entre en large part dans la motivation des quelque 212.000 frontaliers, dont 100.000 Français, qui traversent chaque jour la frontière. Lorrains, Belges et Allemands représentent aujourd’hui la moitié de la main-d’oeuvre luxembourgeoise.
Mais le pays le plus riche du monde, avec un PIB de 131.300 dollars par habitant, est aussi celui des travailleurs pauvres. Selon les statistiques d’Eurostat, 12 % de la population frôle le taux de pauvreté, localement évalué à 1.942 euros par mois. D’après cette même source, le Grand-Duché se trouve en deuxième position des pays de l’Union en matière de risque de pauvreté, derrière la Roumanie. Selon le Statec, 30 % des ménages luxembourgeois ont du mal à boucler leurs fins de mois. Ce pourcentage est resté stable au cours des deux dernières années, en dépit de la crise sanitaire.
42.000 logements manquants
Cette paupérisation tient avant tout au logement, tant pour les locataires que pour les propriétaires endettés. Entre 2019 et 2020, les prix de vente des logements ont bondi de 17 %. A 9.000 euros le mètre carré, Luxembourg-ville égale et dépasse même parfois les tarifs parisiens. Le problème s’étend à l’ensemble du pays de 632.000 habitants. Il n’est pas rare de voir un couple s’endetter à hauteur d’un million d’euros pour acheter une maison jumelée à Differdange (28.000 habitants)
A Esch-sur-Alzette, commune de tradition ouvrière, un studio de 26 mètres carrés loué 1.000 euros par mois apparaît comme une aubaine. Au cours des 20 dernières années, le pays n’est jamais parvenu à construire les 5.000 logements annuels qui auraient permis d’accompagner sa croissance démographique. La spéculation orchestrée par les 3.500 personnes détenant la majorité du foncier entre en compte dans la flambée des prix. La pénurie de main-d’oeuvre retarde la construction des 42.000 logements abordables manquants.
Thrombose
Cette crise n’est pas sans impact sur les pays limitrophes, qui voient bondir le prix de leur foncier et de leur habitat. Les travailleurs frontaliers les plus aisés se sont rués sur les villages les plus proches des pôles d’emploi luxembourgeois. Ils sont concurrencés par les Luxembourgeois contraints de quitter leur pays où ils n’ont plus aucune chance de devenir propriétaires. Dans le nord lorrain, un pavillon standard de 105 mètres carrés dans un village bien situé de 600 habitants atteint couramment 400.000 euros.
Si le nord lorrain n’est plus en mesure d’accueillir les travailleurs frontaliers, on risque la thrombose, qui serait préjudiciable tant pour la Lorraine que pour le Luxembourg.
Julien Schmitz, directeur de l'Agape
Au début des années 2000, cette agence d’urbanisme nord lorraine située sur la frontière prédisait à des élus incrédules une progression linéaire du travail frontalier qui s’est vérifiée. Elle pointe aujourd’hui les limites d’un modèle qui a reposé, au cours de la dernière décennie, sur un taux de croissance largement supérieur à la moyenne européenne.
Frontaliers fatigués
Dans un pays où le taux de chômage culmine à 4,9 %, le recours à la main-d’oeuvre frontalière s’avère plus vital que jamais. En mars dernier, les employeurs luxembourgeois se sont inquiétés de la promesse de la nouvelle coalition allemande de passer le salaire minimal à 12 euros de l’heure, rendant les 13,05 euros de l’heure luxembourgeois moins tentants.
Vus de Lorraine, les salaires et la profusion des postes à pourvoir au Luxembourg demeurent attractifs. Mais le gel de l’indice et la hausse spectaculaire des prix de l’essence, passée en six mois de 1,20 à plus de 2 euros le litre de sans-plomb, pourraient ralentir le flux des voitures qui, dès quatre heures du matin, démarrent de Metz ou de Thionville pour rejoindre le Grand-Duché.
Aux 40 heures de travail hebdomadaire s’ajoutent, selon les horaires, une à deux heures de route le matin et deux heures et demie à trois heures au retour, sans compter les bouchons dus aux accidents. Seul pays du monde à avoir instauré la gratuité complète de ses transports en commun, le Luxembourg se soucie encore peu de la mobilité de ses voisins.
Pénurie de main-d’oeuvre
Début juin, une enquête publiée par la Chambre des salariés luxembourgeois, qui représente les 550.000 travailleurs du pays, frontaliers compris, a pointé un recul inédit de la satisfaction au travail. Recueillies avant la guerre en Ukraine, les réponses ne mentionnent ni l’inflation ni le gel de l’index. Elles n’évoquent pas d’avantage un nouveau souci qui pourrait charger la barque : le risque d’une double imposition pour les frontaliers dépassant un certain quota d’heures le télétravail.
Les accords temporaires négociés sur ce point durant la crise sanitaire sont désormais caducs. Même en faisant abstraction de ces éléments récents, les témoignages dénotent une nette dégradation de la motivation, tout particulièrement parmi les travailleurs peu qualifiés et les frontaliers.
Il faudra sans doute engager des discussions avec les employeurs sur les salaires, les conditions de travail et l’agencement des horaires pour éviter que la pénurie de main-d’oeuvre ne s’aggrave.
Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre
La devise nationale luxembourgeoise « Nous voulons rester ce que nous sommes » est peut-être à ce prix.
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