Président du Conseil syndical interrégional de la Grande Région (*) qui regroupe huit organisations syndicales allemandes, belges, françaises et luxembourgeoises, Jean-Claude Bernardini a été secrétaire syndical à la FGTB (Belgique) de 1991 à 2002, avant de rejoindre le syndicat luxembourgeois OGBL, dont il est secrétaire central.
Responsable pour l’OGBL des questions touchant aux frontaliers, il analyse l’impact du Covid-19 dans le monde du travail de la Grande Région.
Quel a été l’impact du Covid-19 sur le monde du travail dans l’espace frontalier entre la Belgique, le Luxembourg, la France et l’Allemagne que vous représentez auprès de la Confédération européenne des syndicats ?
La crise sanitaire a permis de débloquer en un mois un problème qui semblait insoluble depuis des années : le Luxembourg a conclu des accords sur le télétravail et la fiscalité avec la France, la Belgique et l’Allemagne. C’est bien la preuve que quand on veut, on peut ! Mais il s’agit de trois accords différents et non d’un seul.
Les modalités et les durées d’application varient, ce qui est regrettable. Les explications sont multiples. Le Luxembourg et la Belgique, qui font l’un et l’autre partie du Benelux depuis plus d’un siècle, ont 50 ans de traités communs derrière eux. Les relations sont plus faciles qu’avec la France ou l’Allemagne. Les distances jouent leur rôle : depuis Paris ou Berlin, on ne perçoit pas bien ce que représentent 200.000 frontaliers. Pour le Grand-Duché, il s’agit de 50 % de la main d’œuvre nationale.
Un syndicat des travailleurs frontaliers aurait-il une raison d’être ?
Je n’en suis pas convaincu. Le fait transfrontalier et présent par secteurs, dans l’industrie lourde, la sécurité, la banque ou le nettoyage. A l’OGBL, nous comptons trois sections frontalières pour la France, l’Allemagne et la Belgique. Il existe des commissions pour accompagner d’autres spécificités, comme les commissions femmes, immigrés, ou handicapés. Avant d’être frontaliers, les navetteurs sont des salariés. Une organisation unique serait à mon sens plus un facteur de division qu’un facteur de rassemblement.
La crise a-t-elle renforcé les coopérations intersyndicales à l’échelle transfrontalière ?
Dans un premier temps, les relations transfrontalières ont été mises entre parenthèse, car chaque organisation s’est préoccupée de la gestion de la crise dans son propre pays. Les échanges ont repris en avril, quand il a été question d’allonger le temps de travail jusqu’à 12 heures par jour et 60 heures par semaine dans les secteurs et les métiers essentiels. Le premier gouvernant à avoir avancé cette piste est Emmanuel Macron, rapidement suivi par le Luxembourg et la Belgique. La crise sanitaire a servi de prétexte pour outrepasser la concertation. Des arrêtés ministériels font passer des dispositions que le droit du travail permettait de mettre en œuvre sur la base d’accords. Pour l’instant, à notre connaissance, aucune entreprise ne s’est saisie de cette possibilité, mais il pourrait y avoir des actions si ces dispositions étaient maintenues ou appliquées.
Voyez-vous émerger d’autres revendications communes après la crise ?
Plusieurs points font l’unanimité : la nécessité de réindustrialiser nos régions pour éviter que des pénuries comme celle des masques ne se reproduise, la reconnaissance et la revalorisation salariale des métiers de l’alimentaire, de la santé ou du commerce, qui ont fait la preuve de leur caractère indispensables alors qu’ils avaient fait l’objet de restructuration… Il faudra aussi se poser la question des dividendes dans les entreprises qui auront été soutenues par les états, des cycles courts, du devoir de vigilance pour s’assurer que les droits humains sont respectés tout au long de la chaîne de production.
Nous nous ferons valoir ces propositions auprès de la confédération européenne des syndicats et du comité de suivi des conseils syndicaux interrégionaux. Nous somme historiquement le premier CSI et le seul à réunir quatre pays.
Quels déséquilibres la crise sanitaire a-t-elle mis en lumière ?
La crise a mis en évidence de grands déséquilibres, notamment dans le domaine de la santé. Le Luxembourg a constaté que son système sanitaire était totalement dépendant des travailleurs frontaliers, qui représentent près de 70 % de l’effectif. En revanche, le Luxembourg a mieux géré ses hôpitaux, qu’il a majoritairement conservés dans le secteur public tout en leur accordant beaucoup plus de moyens qu’en France.
Bien sûr, il existe certes de grandes inégalités de salaires, mais les indicateurs sont faussés. Au Luxembourg, les salaires sont peut-être deux fois plus élevés que dans les pays limitrophes, mais les loyers, les charges, l’énergie y sont également beaucoup plus chers. En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il y a à peu près le même taux de pauvreté dans les quatre pays de la Grande Région, soit environ 20 % de la population.
Les chiffres du PIB luxembourgeois sont également biaisés, puisqu’ils intègrent le travail des frontaliers. De même, les chiffres de l’immobilier, vertigineux au Grand-Duché, ne tiennent pas compte de la très forte hausse des prix dans la bande frontalière. La rétrocession fiscale que réclament certains élus français ne changerait rien à cet état de fait. Il faut penser plus loin, réfléchir à de des initiatives et à des implantations communes, y compris sur le plan industriel, pour construire un projet réellement grand-régional.
(*) Le CSIGR est composé de huit organisations syndicales réparties dans cinq régions : OGBL et LCGB (Luxembourg), DGB (Rhénanie-Palatinat et Sarre), CGT, CFDT et CFTC (Grand Est) FGTB et CSC (Wallonie).
Propos recueillis par Pascale Braun
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