Spécialiste du fret urbain à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar), Laëtitia Dablanc a étudié l’incidence de l’e-commerce en France et en Europe et poursuit à présent ses recherches aux Etats-Unis. Elle s’étonne de la passivité des villes face aux nuisances engendrées par la livraison de marchandises aux particuliers.
Quand les villes ont-elles pris conscience de l’explosion des livraisons sur leur territoire ?
Dans le discours, les villes en sont tout à fait conscientes depuis longtemps. L’e-commerce a démarré en 2003. Depuis quinze ans, la fourniture aux entreprises stagne ou régresse, mais ales livraisons aux particuliers n’ont cessé de croître. Le phénomène s’est encore accéléré avec les services express en 24 heures, voire en moins de deux heures. Pourtant, les villes n’ont guère fait d’effort pour mieux connaître ces flux qui sont tout à fait mesurables, mais mal mesurés. Si elles avaient réalisé des collectes régulières, nous aurions des courbes qui nous permettraient d’anticiper. Mais dans toute l’Europe, cette question a été mal gérée. On sait que les flux continueront d’augmenter, mais on ne sait pas de combien.
De quels outils les collectivités disposent-elles pour faire face à l’augmentation du nombre de livraisons ?
L’instauration de zones à basses émissions me semble intéressante pour réduire les taux de CO2, de particules et de NOx. La France est très en retard en la matière. Les 70 plus grandes villes d’Allemagne ont instauré des zones bas carbone. Des mesures du même type sont prises dans les pays du Sud de l’Europe, en Italie et en Barcelone. Londres s’apprête à interdire la circulation de véhicules qui ne répondraient pas à la norme Euro 6, la plus contraignante en matière d’émission. Ce ne serait pas possible en France, mais il suffirait d’interdire les véhicules Euro 1, 2 ou 3, mis en circulation avant 2001, pour réaliser de gros progrès. Cela reviendrait à retirer des routes les véhicules diesel des ménages pauvres. Politiquement, cela fait peur – peut-être à tort, car les opinions publiques sont parfois plus disposées au changement que les dirigeants ne l’imaginent. Sur la question de la qualité de l’air, une telle mesure serait tellement légitime !
Je crois aussi à l’efficacité des péages urbains, qui feraient payer plus cher les vieux véhicules et favoriseraient les livraisons de nuit. Mais cette perspective suscite tant d’opposition qu’il s’agit peut-être d’une fausse bonne idée.
Les villes françaises ont recueilli peu de données sur le transport de marchandises, mais elles ont beaucoup travaillé sur les entrepôts urbains et savent concevoir des plans locaux d’urbanisme particulièrement innovants. Les métropoles de Bordeaux, Marseille, Paris et Dijon utilisent le logiciel de simulation Freturb élaboré par le laboratoire Aménagement économie transport (Laet) de l’université de Lyon. Ce corpus de modélisation est transposable en France entière et même au-delà, tant que les tissus urbains sont comparables. Il existe une convergence européenne, mais ces modèles ne fonctionnent pas dans les pays émergents où l’économie informelle est encore très présente, ni aux Etats-Unis, où le commerce de détail n’existe presque plus.
Comment les relations entre villes et les opérateurs privés s’organisent-elles ?
Il y a vingt ans, il n’existait aucun dialogue. Aujourd’hui, dans toutes les villes européennes, des groupes de travail dédiés réunissent les transporteurs, les commerces, les villes ou métropoles, les autorités portuaires et parfois, les partenaires académiques. Dans ces forums, on négocie les horaires de livraison, les normes, les zones à basse émission… Mais il reste de grands absents, comme Amazon en Europe ou Ali Baba en Chine. Les villes européennes sont trop gentilles envers les e-commerçants : elles devraient leur imposer des règles. Aux Etats-Unis, Amazon se conforme aux conditions fixées par les Etats.
Il manque aussi les représentants des petits transporteurs ou des autoentrepreneurs qui assurent les livraisons en vélo et qui n’ont pas de syndicat. Cela donne une vision un peu décalée, car les choses ont changé avec les livraisons en moins de deux heures. Les deux tiers de ces livraisons express concernent la nourriture. Le tiers restant peut provenir des supermarchés ou de tout type d’e-commerce, et porter sur des commandes infimes. Rien ne vous empêche de commander une brosse à dents, puis, une demi-heure après, du dentifrice ! Avec un abonnement prémium, vous pouvez vous faire livrer aussi souvent que vous le voulez. J’ai cherché des limites au système, mais je ne les ai pas trouvées. La logique des livraisons express est de gagner des parts de marchés pour devenir rentable, puis d’augmenter les tarifs.
Pour l’instant, tant que tout le monde est livré, personne ne se plaint. Les associations de citoyens pourraient invoquer le non-respect de la loi du l’air devant le tribunal administratif, mais le font rarement. Elles se focalisent davantage sur d’autres questions, comme celle des incinérateurs. Tout le monde est très tolérant vis-à-vis des transporteurs, sans doute parce qu’on sait que ce sont des métiers durs.
Quel rôle l’Union européenne joue-t-elle dans la régulation du transport de marchandises dans les villes ?
Elle a financé beaucoup, voire trop de recherches sur des petits démonstrateurs de véhicules robots ou de vélos-cargos, mais elle est passée à côté du sujet de la collecte de données. Elle n’a jamais légiféré, car elle ne veut pas empiéter sur les prérogatives des villes, mais elle met à leur disposition de nombreux guides techniques. Aujourd’hui, la Commission développe des réseaux de recherche européens et lance des appels à projets orientés vers les véhicules électriques ou autonomes.
Quelles mutations peut-on envisager à l’avenir ?
Les véhicules électriques vont se banaliser. Les drones peuvent se multiplier, car ils sont de moins en moins chers et donc, de plus en plus rentables pour des livraisons en banlieue. Dans certaines zones, il peut revenir moins cher d’envoyer un drone qu’un chauffeur. En revanche, ils ne pas du tout adaptés aux villes, pour des raisons techniques et de sécurité.
Quant à la voiture autonome, je n’imagine pas la voir se développer dans les villes avant 15 ans. Si elle résout le problème du dernier kilomètre, elle ne règle pas celle des derniers mètres – le trottoir à traverser, le sas à franchir, l’escalier à monter pour remettre l’objet en main propre. On trouvera sans doute des solutions, comme des parkings souterrains équipés de quais de déchargement. Ce n’est pas pour demain, mais tout est possible, car le monde du transport est très flexible. Les transports relèvent de l’intendance, et l’intendance suit toujours. Même en temps de guerre, les marchandises arrivent à passer partout.
Propos recueillis par Pascale Braun
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